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LE SOCIALISME ET LES SOCIALISTES EN PROVINCE.

et d’avoir le plaisir de me mettre en colère contre ces doctrines qui me poursuivaient perpétuellement comme les farfadets de Berbiguier ; mais la révolution de février, qui a changé tant de choses, avait eu le privilège de rendre mon socialiste conservateur. C’était un homme jeune encore, plein de finesse d’esprit ; c’était un véritable flâneur philosophique, qui par cela même devait mieux voir qu’un autre les inconvéniens et les agrémens, les beautés et les défauts de ces systèmes. Je voulais le pousser à me faire la confession complète des erreurs de son intelligence et des secrets motifs qui l’avaient engagé autrefois dans ces erreurs. Je transcris cette conversation à peu près telle qu’elle eut lieu, car les jugemens qu’il porta sur les socialistes et les secrets motifs qui entraînent tant de gens dans ces doctrines peuvent nous éclairer sur bien des choses. Je lui demandai pourquoi il avait abandonné le socialisme au lendemain de février ; voici à peu près comment il me répondit. Je reproduis sans interruption ses explications sur sa conduite et ses jugemens sur les doctrines socialistes.

« Mon cher ami, me répondit-il, on a assigné beaucoup de causes à la révolution de février ; moi, j’ai trouvé une explication toute différente de celles qui lui ont été données jusqu’à ce jour. Je crois que la révolution de février est venue pour séparer les honnêtes gens de ceux qui ne l’étaient pas. Vous me demandez pourquoi j’étais socialiste avant la révolution de février : c’était peut-être grace à l’imprévoyance humaine ; j’avais fabriqué pour mon usage particulier un socialisme de l’honnête homme, à peu près commue Diderot avait inventé l’athéisme de l’honnête homme ; — pourquoi je ne le suis plus depuis février : c’est que je n’ai pas besoin d’exercer la profession de socialiste et de faire concurrence à un tas de pauvres diables qui tiennent à conserver leur position. Quand je dis profession, je ne plaisante ni ne raille, je constate ce fait, qu’être socialiste, c’est exercer une profession dans notre temps. Avant la révolution de février, souvent, en entrant dans un café ou dans tout autre lieu public, il m’arrivait de remarquer quelque jeune homme ayant l’air passablement inoccupé et fort, ennuyé de son présent. — Quel est ce jeune homme ? demandais-je alors à quelqu’un de mes voisins. — C’est un M. C… ou un M. K… ; il vient de Paris ; c’est un homme fort distingué. — Ah ! quelle est sa profession ? — Il est socialiste. — Très bien ; être socialiste, c’est avoir une opinion : il appartient par ses convictions au parti socialiste ; mais quelle est sa profession, son métier spécial ? — Ah ! je comprends ; vous me demandez quelle est sa spécialité : il est fouriériste. — Mais être fouriériste, c’est croire aux idées de Fourier, et, rien de plus. Son métier, son état, vous dis-je, quel est-il ? — Eh bien ! socialiste. — Enfin, un jour, mon intelligence obtuse s’aperçut qu’être socialiste dans notre temps, c’est exercer un état, ou une magistrature,