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LE POUR ET LE CONTRE.

Quelle est l’aimable personne à qui je dois d’avoir un prétexte de paresser encore un instant ? Une lettre qui vous arrive quand vous êtes seule, le soir, au coin du feu, c’est toute une aventure, un petit mystère charmant, qui, comme tous les mystères charmans, se termine en déception… Voyons. (Elle ouvre la lettre.) Je ne connais pas l’écriture… (Lisant.) « Madame, un ami sincère prend la liberté de vous prévenir que M. le marquis, votre mari, a ce soir un rendez-vous avec Mme de Rioja ; elle l’attend chez elle, rue de Choiseul, à neuf heures. » Et pas de signature… Quelle infamie ! (Elle jette la lettre au feu.) Cette Mme de Rioja, une Péruvienne, une Mexicaine, je ne sais quoi, tombée on ne sait d’où, veuve d’on ne sait qui ! On reçoit cela ! Ces étrangers, c’est comme la garde nationale, ça entre partout ! C’est une femme perdue d’ailleurs, et avec laquelle on ne compte plus. Je croyais meilleur goût à ce marquis. Elle est laide, ou du moins je suis plus jolie qu’elle : il n’y a que lui pour ne pas le voir, avec ses yeux de mari ! (Elle reprend son ouvrage.) Le marquis n’est ni plus ni moins que tous les hommes, mon Dieu, non ! Je suis sa femme, c’est tout ce qu’il lui faut ; je l’aime, c’est un luxe dont il se passerait. Il entend dire qu’il est heureux d’être mon mari, et c’est de l’entendre dire qu’il est heureux… (Après un silence.) Si j’avais des enfans, ma vie serait moins triste, je ne me plaindrais pas… La belle gloire, vraiment, quand il aura placardé cette Péruvienne ! une femme jaune, enfin !… c’est gentil, si on veut… Mais, après tout, quelle foi ajouter à ce misérable anonyme ? Ce rendez-vous serait à neuf heures ; il est déjà huit heures et demie, et je sais que mon mari travaille fort tranquillement chez lui. (On frappe.) Ah ! mon Dieu ! le voici ! (Elle tricote avec contention.)



Scène II.

LA MARQUISE, LE MARQUIS, en grande toilette.
Le Marquis.

Restez, restez, ma chère, c’est moi. (Il s’approche de la cheminée, se chauffe les pieds, et reprend avec une galanterie distraite :) Qu’est-ce que c’est que ce joli petit ouvrage que vous faites là ?

La Marquise.

Regardez-le donc, ce joli petit ouvrage, avant que d’en parler.

Le Marquis.

Mais c’est précisément parce que je l’ai regardé que je vous demande ce que c’est, chère belle !

La Marquise.

Du tout : vous êtes fort occupé à vous admirer dans cette glace, sans quoi vous auriez vu tout de suite que cette vilaine grosse cravate que je tricote pour mon cocher n’est pas un joli petit ouvrage.

Le Marquis, gaiement.

Quelle chicane me cherchez-vous là ? Ce sera très laid autour du cou de votre cocher, et c’est très joli entre vos mains, voilà tout.

La Marquise.

C’est charmant, ce que vous dites là !