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SOUVENIRS DE LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.

au spectacle. Un spectacle à Milianah ! oui certes, et un charmant spectacle, où l’on riait d’un franc rire, d’un rire de bon aloi. Spectateurs et acteurs, les soldats en faisaient tous les frais. Chacun avait son emploi : un caporal l’amoureuse, un grenadier le père noble, un voltigeur la soubrette. Les vivandières prêtaient leurs robes et leurs bonnets, à la plus grande gaieté de tous. Je me rappelle encore avoir vu jouer à Milianah le Caporal et la Payse. La Déjazet de l’endroit, égrillarde Artémise, excitait l’hilarité de toute la salle, même celle du général Changarnier, qui assistait souvent à ces représentations dans sa loge de papier peint. On ne saurait croire combien ces divertissemens, ces spectacles, que l’on traitera peut-être de futilités, contribuent à maintenir le moral des troupes, à chasser ces idées noires, si souvent en Afrique les avant-coureurs de la nostalgie et de la mort.

Les ordres expédiés à Cherchell étaient arrivés ; on allait donc se mettre en route. Huit jours devaient suffire, d’après les calculs du général, pour mener l’opération à bonne fin. Sept colonnes y contribuèrent, chacune ayant son rôle assigné d’avance, chacune son itinéraire tracé. Toutes les prévisions se réalisèrent, grace au beau temps qui nous favorisa, et malgré les difficultés affreuses de ce pays de ravins, de précipices et de crêtes escarpées. Les colonnes s’allongèrent comme autant de serpens. Un par un, les soldats descendirent dans les abîmes, remontèrent sur les crêtes par des sentiers de deux pieds de large dominant des précipices à pic. Dans ces ravines, où souvent les sapeurs du génie étaient obligés de tailler la route même pour l’infanterie, il y eut des chutes affreuses. Je me rappellerai toujours un malheureux chasseur qui suivait le sentier, lorsqu’un cheval s’arrêta brusquement devant le sien. Effrayé, l’animal se traverse ; à sa droite, c’était le précipice ; il tombe, et ce grand cheval blanc, tournant trois fois sur lui-même dans l’espace, va frapper de sa tête la pointe d’un rocher. Pour le chasseur, décroché au premier saut, nous le vîmes rouler dans l’abîme. On courut chercher le cadavre ; mais, par un bonheur inouï, un retrait d’eau de la rivière avait amorti la chute ; le chasseur n’était pas mort et en fut quitte pour trois mois d’hôpital.

Souvent on marchait des heures entières avant d’atteindre ces montagnes que l’on croyait toucher, mais les renseignemens du général étaient si exacts, ses enlacemens de colonnes si bien combinés, qu’au jour dit, sans qu’aucune population eût pu échapper, les troupes se trouvaient toutes réunies au rendez-vous fixé. Chacune de nos colonnes avait heureusement accompli sa mission, brisant les résistances qu’elles avaient pu rencontrer, et les chefs des Beni-Menacers étaient tous venus au bivouac du général implorer l’aman.

Cet important résultat, que les colonnes de Cherchell et de Milianah n’avaient pu obtenir après deux mois de courses, rendait libre la plus