Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/817

Cette page a été validée par deux contributeurs.
811
SOUVENIRS DE LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.

tumes et de races diverses : tantôt l’Européen, nouveau débarqué, tout effaré au milieu de cette cohue ; tantôt les Biskris[1], qui s’en vont d’un pas rapide et cadencé, portant un lourd fardeau suspendu à un long bâton, ou bien l’Arabe et son burnous, le Turc chargé de son turban, le Juif aux vêtemens sombres, à la mine cauteleuse, le porteur d’huile avec ses outres de peau de chèvre, et, à travers ce tumulte, les légions de bourriquots et leurs conducteurs nègres, les carrioles à deux et trois chevaux, les mulets du train qui s’en viennent en longues files charger les vivres aux magasins militaires, les cavaliers passant au galop en dépit des ordonnances de police, un colon au chapeau blanc à large bord, ou un brillant officier qui se croit tout permis dans la ville qu’il protége. Bref, le pêle-mêle, la confusion, l’agitation d’une fourmilière ; partout l’activité, l’énergie, l’espérance, la vraie et féconde espérance, celle du travail.

Tandis que le bas de la ville est ainsi livré à la furie française, le silence et le repos, le calme et la gravité musulmane se sont réfugiés dans les hauts quartiers. Croyez-moi, ne vous aventurez pas seul dans ces rues étroites et tortueuses, où deux hommes ont grand’peine à passer de front. Vous vous perdriez dans ce dédale qui semble habité par des ombres. De temps à autre, un fantôme blanc glisse à vos côtés, une porte s’entr’ouvre silencieusement, vous tournez la tête, et déjà le visiteur mystérieux a disparu. L’on dirait que du haut de la Casbah le souvenir des deys répand encore la terreur parmi leurs anciens sujets, et pourtant depuis long-temps le drapeau de la France flotte sur ces murs.

Chaque jour, en 1843, son ombre s’étendait sur le pays, chaque jour l’on faisait un pas vers la conquête, et la guerre s’éloignait de la ville. Nous avions hâte d’arriver au milieu des camps. Que nous importait Alger ? Ses maisons immobiles ne pouvaient valoir à nos yeux le bivouac qui change chaque jour. Aussi comptions-nous les heures qui devaient s’écouler jusqu’au moment où nous aurions rejoint le général Changarnier, et où nous pourrions commencer nos courses dans l’intérieur du pays. Le jour du départ vint enfin. À peine éveillés, nous étions tous en route pour Blidah, résidence du général.

La route d’Alger à Blidah, en 1842 et 1843[2], suivait la rue Bab-el-Oued, tournait à gauche près du tombeau d’Omar-Pacha, et, s’échelonnant dans le flanc de la montagne, gravissait jusqu’au Tagarin[3]. Le voyageur avait d’abord à ses pieds le petit village de Mustapha, son grand quartier de cavalerie, la baie entière, les montagnes kabyles et ces fraîches oasis qui se détachent des rivages sablonneux de la mer.

  1. Gens de Biscara, qui viennent faire le métier de portefaix à Alger.
  2. L’on a depuis construit une route nouvelle qui suit une autre direction.
  3. Bâtiment turc situé hors de la ville, et non loin de la Casbah.