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émancipation, elle n’y rencontra que des obstacles. La royauté absolue étouffait la liberté ; un orgueil de race favorisé par des privilèges de caste comprimait ce besoin naturel d’expansion individuelle qui décorait du nom d’égalité le but de ses aspirations. Il ne s’agit donc pas pour nos pères, comme pour les Anglais, de conserver uniquement et d’étendre nos privilèges politiques ; il fallut les conquérir. La liberté et l’égalité n’étaient pas pour nous un patrimoine héréditaire dont nous puissions prouver la légitimité par des titres antiques : c’étaient des droits que nous fûmes obligés d’arracher de force au passé, au nom de la nature et de la raison. Aussi, en France et dans l’Europe continentale, la révolution a procédé par le mépris des traditions, le renversement des institutions anciennes et le dogmatisme radical des théories.

Or aujourd’hui, il est visible que le génie de la révolution destructrice que nos pères ont par désespoir évoqué à leur aide n’a point épuisé sa fureur. Nous avons la liberté et l’égalité ; mais l’esprit révolutionnaire trouve encore des traditions à outrager, des institutions à abattre, des théories plus radicales à promener sur la société. La question posée à la civilisation française est donc celle-ci : — Voulons-nous poursuivre cette destruction révolutionnaire, ou rentrerons-nous enfin dans la route des progrès traditionnels et du développement historique d’où la royauté absolue fit sortir la France ? Cette alternative se réduit même à une question d’une triste simplicité : — Y aura-t-il encore dans le monde une France ? Maintenant que la France a conquis les élémens de liberté nécessaires au développement de l’esprit moderne, trouvera-t-elle qu’il est temps de relever les élémens traditionnels de sa nationalité, de renouer dans son sein l’avenir au passé, en un mot, de se réconcilier avec elle-même ? Ce n’est point aux révolutionnaires que cette pensée s’adresse ; elle ne peut entrer dans leur esprit ; malgré leurs grimaces patriotiques, ils n’ont jamais eu ni jamais n’auront l’intelligence, ni l’instinct de la nationalité. Comment comprendraient-ils et aimeraient-ils la France, eux qui ne se lassent pas de violer son génie, manifesté par une histoire de quatorze siècles, et, comme des bâtards sans ancêtres, répudient tout le passé qui est notre commune noblesse ? Aussi bien c’est contre les révolutionnaires que la restauration sociale et nationale doit s’accomplir. Ce sont les élémens conservateurs qui peuvent, en s’unissant, ramener la France dans la ligne de ses traditions historiques, et terminer la révolution. C’est toujours notre dernier mot : tout dépend de leur accord. Si les enseignemens du présent et de l’histoire ne sont pas perdus pour eux, il est en leur pouvoir de faire, avec une préméditation raisonnée, ce que les élémens conservateurs de la société anglaise ont fait d’instinct depuis la révolution de 1688.


EUGÈNE FORCADE.