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autrement des appréhensions du vicomte, elle rendit la bride et laissa son cheval aller à l’aventure. Il faisait une de ces journées sans soleil, un peu tristes, mais si charmantes, qui prêtent aux splendeurs de l’été les mélancolies de l’automne. La terre rafraîchie se reposait des ardeurs de juillet sous un ciel gris et doux, nuancé comme l’aile d’une palombe. Par quel enchantement Laure en arriva-t-elle à se mettre en communication avec la nature ? Comment cette jeune fille, qui n’avait vécu jusque-là que d’orgueil et de vanité, eut-elle enfin une révélation confuse des beautés de la création ? Laure avait oublié ses millions et les armoiries de Gaspard. Elle voyait les blés onduler à ses pieds, elle écoutait le chant des brises, elle aspirait l’air embaumé des prés ; son cœur se dégageait peu à peu des ambitions mesquines qui, quelques heures auparavant, le remplissaient encore tout entier. C’est que la bonne et sainte nature a de mystérieuses influences auxquelles ne sauraient échapper les ames les plus rebelles ; c’est qu’elle a de muets enseignemens d’une éloquence irrésistible : le spectacle des œuvres de Dieu en dit plus sur le néant des vanités mondaines que toutes les oraisons funèbres de Bossuet et de Massillon. Malheureusement, le mal était profond chez Laure, et la pauvre enfant ne devait pas tarder à reprendre les liens misérables sous lesquels l’éducation avait étouffé tous ses bons instincts.

Laure chevauchait ainsi depuis quelques heures, au gré de sa monture, sans se douter qu’avec son amazone, son chapeau de feutre et son voile vert, seule et libre, en plein air, perdue au milieu des genêts, elle était cent fois plus aimable que dans le salon de son père. Quand elle voulut se diriger vers la Trélade, elle essaya vainement de s’orienter ; elle était égarée dans un océan d’ajoncs et de bruyères. Après avoir erré quelque temps encore au hasard, elle crut reconnaître les abords d’un sentier dans lequel Gaspard l’avait un jour empêchée de pénétrer, en le lui signalant comme un passage périlleux, coupé de fondrières et menant à des marécages. L’année précédente, une pastoure s’était risquée, à la poursuite d’une de ses vaches, dans ce défilé qu’on appelait le Chemin du diable ; la pastoure et la vache n’avaient jamais reparu depuis. Laure avait fait observer avec assez de raison que pareil malheur ne fût point arrivé, si l’on eût mis à l’entrée de ce défilé une barrière ou tout simplement un fagot d’épines. Là-dessus, Gaspard s’était récrié, admirant l’esprit inventif de Mlle Levrault et déplorant la stupidité de la commune.

En se retrouvant vis-à-vis du chemin du diable, Laure s’arrêta pour le reconnaître, et le reconnut en effet. C’était une allée sinueuse, profondément encaissée entre deux collines, et qui serpentait sous un berceau de frênes, comme un méandre de verdure. Laure allait s’éloigner, lorsqu’elle aperçut une petite fille, pieds nus et cheveux en broussaille, qui débouchait précisément par cette allée, en chassant