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La conversation prit un tour moins lugubre. Le vicomte avait cela de bon que ses impressions funèbres ne tenaient pas plus long-temps que la neige d’avril. À l’entendre raconter la mort de Mlle de Chanteplure, on aurait pu croire qu’il ne lui restait plus qu’à s’ensevelir à la Trappe ; cinq minutes après, il causait gaiement de choses et d’autres, léger comme un pinson qui vient de sécher au soleil ses plumes mouillées par une pluie d’orage. Il avait dans l’esprit de l’entrain, de la verve, et dans les manières je ne saurais dire quelle grâce frelatée qui n’eût pas trompé les clairvoyans et les délicats, mais à laquelle le commun des martyrs devait se laisser prendre aisément. Il effleurait tous les sujets avec une facilité merveilleuse, et parvenait de loin en loin à faire oublier sa laideur. Il parla de la noblesse du pays et ne dissimula pas à M. Levrault que les plus grandes familles des environs étaient en ce moment absentes de leurs terres ; mais il en restait encore assez pour défrayer les loisirs du grand industriel. D’ailleurs, les maisons de Kerlandec et de Barbanpré ne le cédaient à aucune autre pour l’illustration et l’ancienneté.

Cependant il se faisait tard. M. Levrault offrit au vicomte de le mener jusqu’à sa porte en calèche découverte, attelée de quatre chevaux, conduite à la Daumont. Gaspard répondit qu’il s’en irait à pied comme il était venu ; il ajouta, en attachant sur Laure un regard langoureux, qu’il avait besoin, pour apaiser son cœur, du silence des champs endormis. M. Levrault n’insista pas ; mais, avec le tact et la délicatesse du riche qui compte son or devant un pauvre, il exigea que Montflanquin, avant de se retirer, visitât son château, ses remises, ses chenils et ses écuries. Il ne lui fit pas grace d’un appartement, d’une voiture, d’un cheval et d’un chien. Gaspard avait parlé de l’éclat de son nom, de ses relations avec les princes, de la faveur dont il jouissait à la cour : M. Levrault prit sa revanche en faisant sonner ses millions. Heureusement, le bruit n’en déplaisait pas au vicomte.

— N’oubliez pas, lui dit M. Levrault, que vous dînez demain à la Trélade. Je ne descends pas de Godefroy de Bouillon, mais je vous montrerai que ma table en vaut bien une autre.

Gaspard s’inclina devant Laure, pressa chaleureusement la main de M. Levrault dans les siennes et se retira en déclarant que depuis la mort de Mlle de Chanteplure il ne se souvenait pas d’avoir passé, même à la cour, une soirée si ravissante.

— Comment le trouves-tu ? demanda M. Levrault à sa fille dès qu’ils furent seuls dans le salon.

— Je le trouve laid, répondit Laure sans détour.

— Eh bien ! reprit M. Levrault, on se fait vite à sa figure. Le premier coup d’œil ne lui est pas favorable ; pourtant je conçois qu’à la longue on en vienne à le trouver beau. Et puis, un esprit !… des ma-