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SACS ET PARCHEMINS.

Le lendemain, au soleil levant, maître Jolibois bridait lui-même son cheval, et quittait la Trélade en se frottant les mains, joyeux comme un renard qui sort d’un poulailler en se pourléchant les babines.


III


Le soleil était déjà haut dans le ciel quand M. Levrault se réveilla. Il sauta à bas de son lit, ouvrit une fenêtre, et, plongeant son regard dans le paysage, chercha vainement les douze châteaux qu’il avait commandés à maître Jolibois. Il ne découvrit que quelques manufactures de toiles de Chollet qui blanchissaient à travers le feuillage. Son visage s’assombrit ; la réflexion le rasséréna. La vallée était étroite, et, raisonnablement, M. Levrault ne pouvait exiger que tous les châteaux de la contrée se fussent donné rendez-vous autour de la Trélade pour lui souhaiter la bienvenue. Un petit esprit eût trouvé peut-être quelque chose d’un peu blessant dans le voisinage des manufactures semées sur le bord de la Sèvres ; mais M. Levrault, qui en était arrivé à se prendre sérieusement pour un des princes de l’industrie manufacturière, ne rougissait pas de l’origine de son opulence, et ne craignait pas qu’on la lui rappelât. Le spectacle qu’il avait sous les yeux acheva d’égayer le cours de ses pensées. Autour de lui tout respirait le faste de la vie seigneuriale. Ses gens allaient, venaient, se croisaient en tout sens. Conduite en laisse par deux piqueurs, sa meute aboyait dans l’air sonore et frais du matin. Ses chevaux, couverts de housses, revenaient de la promenade. Ses jardiniers ratissaient les allées du parc, arrosaient le gazon des pelouses. Des paons en liberté traînaient les splendeurs de leur queue sur les marches du perron ; des cygnes nageaient sur un petit lac bordé de saules et de trembles. À tous ces aspects, qui étaient pour lui les écriteaux de sa richesse, M. Levrault se prit à sourire et sentit son cœur se gonfler d’orgueil et de joie. Il lui sembla que tous les bruits, toutes les rumeurs, toutes les harmonies du vallon, le chant des oiseaux, le murmure du vent, le fracas des écluses, le cri des paons, le roucoulement des pigeons sur le toit du colombier, le gloussement des poules dans la basse-cour, jusqu’aux hennissemens de ses chevaux, jusqu’aux aboiemens de ses chiens, se confondaient dans une seule voix, immense comme celle de l’océan, et cette voix disait : M. Levrault a trois millions. Il ne manquait à ce grand concert que la partie des roseaux de la fable. Enveloppé d’une robe de chambre de cachemire à palmes éclatantes, M. Levrault descendit au parc, où sa fille se promenait depuis près d’une heure.

Laure était acclimatée déjà dans cette atmosphère de luxe et d’élégance ; elle s’y mouvait, elle y respirait comme dans son élément na-