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rien et parlait à peine. Son ambition, qui, pour se mettre à l’aise, avait besoin autrefois du mystère de la nuit et des illusions du sommeil, ne se gênait plus et s’épanouissait librement en plein jour. Appuyé sur son gendre, il montait d’un pas majestueux l’escalier du Luxembourg. On rétablissait tout exprès pour lui le chapeau à la Henri IV et le manteau d’hermine. Par son dévouement, par son assiduité, par ses votes silencieux et fidèles, il méritait la reconnaissance du ministère, quel qu’il fût ; sa propriété de Bretagne était érigée en baronnie. Il vivait dans l’intimité des princes. Le roi, du plus loin qu’il l’apercevait, allait à lui en s’écriant : Eh ! voici le baron Levrault ! Il ne restait plus qu’à tirer l’échelle.

Laure, de son côté, ne prêtait guère plus d’attention aux beautés du paysage. Elle se sentait emportée rapidement vers les rivages désirés. Déjà l’image du vicomte de Montflanquin flottait vaguement autour d’elle. Laure ne s’inquiétait pas de savoir s’il était digne d’être aimé ; elle cherchait à deviner l’effet de ses armoiries sur le panneau d’une calèche. Ce lion léopardé de sable, avec sa queue fourchue et passée en sautoir, lui avait tourné la cervelle. Quelle réponse aux impertinences héraldiques de Mlle de R… et de Mlle de C… ! Jeune, belle, éblouissante de parure, elle se réjouissait des jalousies qu’éveillait sa présence. Elle rencontrait ses anciennes compagnes, qui l’avaient humiliée de leurs dédains ; elle les écrasait à son tour de son luxe et de l’éclat de son nom : les délices de la vengeance assaisonnaient pour elle les triomphes de la vanité. Tandis que M. Levrault et sa fille rêvaient ainsi, les brises d’avril secouaient sur leur passage le parfum des feuilles naissantes. Les bourgeons éclataient. Les haies étaient en fleurs. Les oiseaux chantaient à plein gosier. La Loire déroulait ses nappes d’argent à travers les vertes savanes de la Touraine et de l’Anjou, et c’était la première fois que M. Levrault et sa fille se trouvaient en pleine nature, à plus de six lieues de Paris.

M. Levrault apprit à Nantes que maître Jolibois était parti la veille et l’attendait à la Trélade. Le lendemain, il quittait Nantes dans l’après-midi, afin d’arriver ponctuellement à l’heure qu’il avait indiquée. Il s’attendait à quelque galanterie de la part de maître Jolibois, et voulait, en bon prince, y prêter la main. La chaise avait brûlé le pavé des faubourgs et roulait sur la route de Clisson. La tête à la portière, M. Levrault interrogeait le paysage d’un regard avide et demandait des châteaux à tous les points de l’horizon. Il avait compté qu’à partir de Nantes, il voyagerait entre deux haies de tours et de créneaux. Laure eut bien de la peine à lui faire comprendre que, même en Bretagne, les châteaux ne se trouvent pas, comme les auberges, sur le bord du chemin. Au coucher du soleil, les postillons laissaient la grande route pour prendre un sentier enfoncé dans les terres ; au bout d’une heure,