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bien qu’il en coûtera quelque chose à votre orgueil pour accepter une telle mésalliance ; mais, quoique plébéienne, Mlle Levrault est vraiment jolie. En faveur de son frais visage, vous lui pardonnerez sans peine l’obscurité de sa naissance. Et puis, trois millions, monsieur le vicomte !… Il est vrai que l’argent ne vous touche guère. Votre belle ame m’est connue. Héritier d’une race de preux, vous portez fièrement votre ruine ; votre grand cœur est à l’abri des injures du sort. Aussi, n’est-ce pas de vous qu’il s’agit, mais de la splendeur du nom de vos aïeux. Trois millions, monsieur le vicomte !… Les os des Montflanquin se lèveront pour vous bénir. Ne perdez pas un instant. Le succès est assuré, pourvu que vous sachiez tenir à distance les La Rochelandier ; eux seuls sont à craindre, eux seuls peuvent vous disputer le gâteau que vous envoie la Providence. Accourez, prenez les devans, ne leur laissez pas le temps de vous couper l’herbe sous le pied. Que M. Levrault et Mlle Laure n’approchent pas de leur demeure, qu’ils ne se doutent même pas qu’il y a des La Rochelandier sous le ciel ! Je compte sur votre esprit, sur cet esprit charmant dont personne n’apprécie mieux que moi la grâce et la délicatesse. Quel beau jour que celui où vous recevrez des mains de votre beau-père la dot princière qu’il donne à sa fille ! quel triomphe pour vous ! quelle joie pour vos amis ! quelle fête pour moi qui rédigerai le contrat ! Ne songez pas à me remercier. Vous connaissez mes sentimens pour vous et ne doutez pas du plaisir que j’éprouve à vous obliger. Servir sans arrière-pensée les gens que j’aime et que j’estime fut toujours ma plus douce loi. Si l’affaire se conclut, pour prix des renseignemens que je vous adresse, je ne demande que le remboursement des 80,000 francs que vous devez à la succession de mon père, et dont vous avez oublié de servir les intérêts depuis dix ans.

« Recevez, monsieur le vicomte, l’assurance de mes sentimens les plus distingués, et, je vous le répète, défiez-vous des La Rochelandier.

« Jolibois. »


Et le même courrier emportait ces deux dépêches.

Quinze jours après, une chaise de poste, attelée de quatre chevaux, attendait rue des Bourdonnais, à la porte de M. Levrault. De petits bourgeois auraient pris le chemin de fer jusqu’à Tours ; M. Levrault avait voulu débuter par un coup d’éclat dans la vie seigneuriale, et se venger en même temps de tous les fiacres qui, pendant vingt ans, l’avaient cahoté le dimanche aux environs de Paris. Les chevaux piaffaient, les postillons étaient en selle. Les voisins, groupés aux fenêtres, guettaient le départ avec une curiosité envieuse. Au moment de quitter pour toujours l’appartement modeste où il avait passé près de sa femme tant d’années laborieuses et douces, M. Levrault se sentit ému. Quant à Laure, elle promena autour de sa chambre un regard de