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pairs de France, des gentilshommes de la veille, qu’il reconnaissait tous, les uns pour avoir porté son papier à leur comptoir d’escompte, les autres pour leur avoir acheté des casimirs d’Elbeuf ou de Louviers. À force de se servir de ces expressions : Nous autres grands manufacturiers, nous autres grands fabricans, nous autres grands industriels, il avait fini par oublier qu’il s’était enrichi sou par sou dans un commerce de détail. Il se plaisait à repasser dans sa mémoire les catégories instituées pour le recrutement de la pairie, et se disait qu’en fin de compte il paierait, quand il le voudrait bien, plus de trois mille francs d’impositions directes. Une nuit, il rêva que son portier lui remettait un large pli avec cette suscription : « À M. le baron Levrault. » Il brisait le cachet d’une main tremblante et trouvait sous l’enveloppe un brevet de pair. Le lendemain, encore tout ému, il donna cinq francs à son portier, qui ne sut jamais à quoi attribuer cet acte de munificence. Dans une époque où l’argent pouvait prétendre à tout, ces préoccupations d’un millionnaire n’avaient rien de trop exorbitant. Toutefois il n’est pas douteux que sa femme ne l’eût tancé de la belle façon, avec le franc parler et les vertes allures de Mme Jourdain. « Levrault, tu n’es qu’un sot, lui eût-elle dit sans plus se gêner. Fais-moi l’amitié de te tenir tranquille. Nous n’avons rien à démêler avec les honneurs et les dignités. La richesse est déjà un assez beau lot : sachons en jouir avec modestie. L’argent n’est pas tout, quoi qu’on dise, et nous avons pu gagner trois millions sans rien ajouter à notre valeur personnelle. Restons dans notre chemin, ne renions pas notre passé. Continuons de vivre parmi les gens qui nous estiment, et n’allons pas nous fourvoyer dans un monde où l’on se moquerait de nous. Plus je te regarde, plus je m’assure que tu ne tromperais personne. De mon côté, plus je m’examine, moins je découvre en moi l’étoffe d’une femme de qualité. En revanche, pour de gros marchands retirés, nous avons tout-à-fait bon air et pouvons nous présenter avec avantage dans tous les salons du quartier. Laisse là ces folies. Achète une bonne propriété que tu feras valoir. Puisque tu as de l’ambition, deviens maire de ta commune et marguillier de ta paroisse. Pêche à la ligne, c’était autrefois ta passion dominante. Cultive des dahlias, tu les aimes. Fête tes amis, donne aux pauvres. Enfin, marie ta fille à un honnête garçon qui ne rougira pas de la famille de sa femme et ne craindra pas de dire un jour à ses enfans : Votre grand-père était un digne homme qui vendait du drap dans la rue des Bourdonnais ; si vous avez du pain sur la planche, c’est à lui surtout que vous le devez. » Voilà le langage que Mme Levrault n’eût pas manqué de tenir à son mari, et peut-être eût-elle réussi à le remettre dans sa voie ; malheureusement, elle était morte depuis près de dix ans, emportant avec elle tout le bon sens de la maison.