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moins de trois années de travaux, deux grandes lignes, entre autres, furent achevées et exploitées ; le commerce intérieur et le commerce extérieur y trouvèrent immédiatement satisfaction et l’espérance, pour un avenir qui semblait alors, prochain, d’une amélioration marquée dans les conditions du transport des hommes et des marchandises.

Il fut alors permis de penser que l’esprit d’association, encouragé par un grand succès, allait se développer : on pouvait croire que le gouvernement et le pays n’hésiteraient point à suivre un chemin si heureusement tracé, en tenant compte toutefois, comme on le doit en affaires industrielles et commerciales, de l’appui que prêtent à la spéculation les succès déjà obtenus dans la voie où elle va s’engager. Malheureusement cette marche si simple ne fut pas suivie. D’un côté, l’administration des travaux publics voyait avec peine, avec irritation peut-on dire, l’industrie privée entrer largement dans un domaine que nos ingénieurs considéraient, sinon comme un patrimoine de travail, au moins comme un atelier à eux où ils jugeaient que leurs travaux passés, leur savoir incontestable, leur probité intacte et jusqu’à leur esprit de corps, avaient légitimement établi leur domination. Ce sentiment est si vif, qu’il n’a pu être calmé par la transaction de 1842, par cette loi qui mettait les travaux de la plupart des grandes lignes au compte de l’état, et en confiait par conséquent l’exécution aux ingénieurs des ponts-et-chaussées. D’autre part, l’opposition, avec cette mutabilité d’opinion qui est de l’essence des partis passionnés, attaqua ce qu’elle avait auparavant préféré, critiqua avec une grande amertume les concessions passées qu’elle avait recommandées et votées, plus s’efforça de jeter sur les concessions futures un discrédit moral en y joignant de nouvelles charges, et d’introduire dans les chartes-parties des conditions exagérées qui devaient en rendre le succès problématique, sinon impossible.

De cette double action, sourde, mais active, de la part de l’administration, bruyante et multipliée, par la tribune et les journaux, de la part de l’opposition, est résulté un double et déplorable effet.

Les concessions, ajournées long-temps, après la destruction ou la mutilation des compagnies qui se présentaient pour les obtenir, se firent plus tard à des conditions de durée ou d’exécution plus étroites ou plus rigoureuses qu’il ne l’aurait fallu (on en voit aujourd’hui les conséquences frappantes), et l’opinion publique, égarée par de malveillantes attaques et de violentes déclamations, en reçut une impression fâcheuse contre les entreprises et les compagnies de chemins de fer. Cette impression s’accrut à la vue des mouvemens désordonnés de la Bourse, où une spéculation aventureuse s’emparait de toutes les chances de brusques fluctuations que faisaient naître les discussions passionnées, pleines d’erreurs, de la tribune, et les décisions parlementaires qui les terminaient. Lorsqu’en effet on reprochait au gouvernement de livrer la fortune un pays à des traitans avides, de concéder les chemins de fer à des conditions que l’on proclamait fabuleusement avantageuses, n’était-ce pas exciter la cupidité partout et pousser follement à la hausse ces valeurs, ces titres d’action, qui devaient, comme l’affirmaient à l’envi rapporteurs et orateurs, procurer une fortune scandaleuse à leurs possesseurs trop heureux ? La fin de 1845 fut l’apogée de cette déplorable fièvre ; elle causa, en fin de compte, plus de ruines que de bénéfices, et cette perturbation morale porta un tel coup à la prospérité réelle