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projets, et au premier pas il trébucha ; au second, il tomba au milieu de quels flots de sang, nous le savons. Il avait cru tous les hommes bons, et ceux même qui avaient adopté cette croyance furent les premiers à la démentir. Non content d’embrasser la terre de son enthousiasme sincère et passionné, il étendait son amour sur les habitans de toutes les planètes que lui découvrait le télescope, il proclamait coupable envers tous les globes celui qui, rencontrant son frère blessé le long d’un chemin, ne lui tend pas la main pour le relever[1], et il oubliait qu’il n’est pas coupable seulement envers les globes, mais encore envers le créateur des globes. Il avait des croyances ardentes, multiples, et il ne savait pas qu’il suffit d’une seule et même foi pour tous. Dans ce siècle, l’homme aimait l’homme à cause de sa nature, c’est-à-dire parce qu’il était homme et non pas parce qu’ils avaient la même origine, c’est-à-dire parce que tous deux avaient été pétris par la même main. L’homme aimait l’homme comme lui-même et pour lui-même, fraternel amour qui, lorsqu’il se traduira dans les faits, signifiera amour du prochain pour les services, qu’il peut rendre et les profits qu’il peut rapporter. — Je signale aux socialistes, qui crient tant contre l’exploitation de l’homme par l’homme, ce principe, qui est le leur, comme menant tout droit au résultat qu’ils couvrent d’anathèmes. — Le devoir, les obligations qui ont leur sanction dans le ciel, devinrent simplement des contrats et des conventions, respectables comme la loi pour les bons, mais sans clause pénale par laquelle on pût atteindre les infractions qui leur étaient faites. Alors tout devint terrestre et humain. Les liens de la vie devinrent moins gênans, plus élastiques, mais aussi, lâches et fragiles. Les hommes du XVIIIe siècle (et ce sera le reproche éternel qu’on pourra adresser à ces grands esprits) ne comprirent pas que, pour fonder la liberté, pour rendre moins gênans les liens sociaux, les obligations terrestres, il fallait multiplier et resserrer plus fortement les liens moraux et religieux, vérité dont les puritains ont donné des exemples éclatans et durables dans les institutions fondées par eux. Aussi, lorsque ce siècle ne se contenta plus de prêcher et d’écrire, lorsqu’il voulut réaliser ses projets, comptant pour l’aider, sur les bons mouvemens de la nature humaine, composée, selon lui, de molécules et d’agrégations chimiques, qu’arriva-t-il ?

Vous qui lisez ces pages écrites sous le vent des tempêtes, vous sur qui chaque jour menacent de s’abattre les dernières vagues et les dernières rafales du terrible orage d’il y a soixante ans ; enfans du XVIIIe siècle, héritiers de ses idées, par combien d’illusions perdues, de désenchantemens, de dégoûts, n’avez-vous pas passé depuis cette époque ? Vous avez gémi, pleuré, regretté ; par la force des regrets et des souvenirs, vous

  1. Mot de Voltaire.