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WATERLOO TRENTE-QUATRE ANS APRÈS LA BATAILLE.

Chacun sait que la passion pour les tulipes ne règne pas sans partage dans les Pays-Bas ; la passion pour les serins des Canaries est poussée jusqu’au fanatisme, jusqu’au délire, chez les Belges, qui la tiennent en droite ligne des Hollandais. Ils portent dans l’éducation lyrique de ces dociles oiseaux une habileté prodigieuse, trop prodigieuse à mon sens, car les malheureux serins, au lieu de chanter les airs du bon Dieu qu’ils savent en naissant, chantent en Belgique des airs de romance, des airs de chanson et même des airs d’opéra. Plus ils chantent d’airs, plus ils ont du prix. Un amateur qu’on m’a fait connaître à Bruxelles possède un serin élevé par ses soins, qui chante jusqu’à sept cents airs ! Je l’ai prié avec instance de ne pas me le montrer. C’est sur l’admirable place de l’Hôtel-de-Ville de Bruxelles que tous les dimanches, de huit heures à midi, se tient le marché aux serins des Canaries, marché des plus suivis, des plus curieux qui soient au monde. Je me serais étonné de la quantité de serins qu’on voit dans un pays si éloigné de leur climat, si je n’avais déjà appris par expérience qu’il y a plus de perroquets à Paris qu’au Brésil ; mais revenons aux débats acharnés de nos Flamands. Ils se querellaient pour savoir quel était, des deux infortunés oiseaux, celui qui possédait le plus d’airs dans sa mémoire. La solution du problème dépendait de l’attention soutenue que chaque parti devait apporter à écouter et à compter les airs de chacun des oiseaux à mesure qu’il les chantait : elle était toute là ; mais cette opération, fort simple en réalité, était devenue tout-à-fait impossible par la passion, la colère et la partialité, qui avaient changé cette joûte en combat. Tantôt, à en croire un côté des parieurs, le serin de leur bord avait chanté trois airs de plus que l’autre ; tantôt, à s’en rapporter à l’opinion des parieurs opposés, l’autre serin en avait modulé quatre de plus que son rival. Que de cris, de menaces, et même de coups ! On faisait recommencer les serins ; mais, fatigués, épuisés de recommencer dix fois, vingt fois, les malheureux ne le voulaient plus, ne le pouvaient plus. Alors ces impitoyables Flamands, pour les forcer à chanter, sifflaient à les étourdir aux oreilles de ces petits êtres si délicats, les secouaient violemment dans leur cage, les piquaient sous le bec avec des baguettes aiguës. Figurez-vous Duprez obligé de chanter son grand air de la Favorite vingt fois de suite sous la menace des baïonnettes ! Ces pauvres canaris tremblaient d’effroi ; ils fourraient le bec sous leurs ailes ; leurs petites plumes frémissaient, et leur voix ne sortait plus du gosier. L’un des deux, brisé par ces tortures, tomba dans les convulsions en roucoulant une polka !.. Des larmes s’échappèrent de mes yeux. Je ne pus supporter plus long-temps cet odieux spectacle : je sortis. J’en ai honte et je m’en accuse ; mais voilà sur quoi j’ai pleuré à Waterloo !