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n’est pas, selon la légende, un argent ordinaire et commun. Il a son origine et sa fatalité. Lorsque Caïn s’enfuit après le meurtre d’Abel, ses fils inventèrent les arts, instrumens et punitions des passions de l’homme et Tubalcaïn, le fils aîné de Caïn, trouva l’art de fondre les métaux. C’est lui qui a frappé ces trente pièces maudites qui d’abord ont payé les frères de Joseph, lorsqu’ils le vendirent aux marchands égyptiens, et qui, à travers les siècles, servant à je ne sais combien de trahisons et de crimes, sont arrivées chaque jour plus maudites et plus fatales, aux mains de Judas, dont elles ont payé l’exécrable perfidie.

Combien la légende est plus poétique ici que Sedulius, en dépit de ses apostrophes oratoires ! La mystérieuse prédestination attribuée à ces pièces d’argent qui passent ainsi de Caïn à Judas, ce prix du sang de tous les justes forgé par le fils du premier des meurtriers sur la terre, tout cela est grand et beau ; mais cela aussi contient une grande idée morale, car il n’y a pas aussi bien de grande invention poétique qui ne contienne quelque grande leçon morale. Ces trente pièces d’argent de Judas, cette monnaie fatale, ont leur emploi dans l’histoire de tous les hommes ; elles n’appartiennent pas seulement à l’histoire de Joseph ou de Jésus-Christ, elles sont pour ainsi dire le trésor de Satan sur la terre. Quand la pucelle d’Orléans fut vendue aux Anglais par les Bourguignons, c’est avec les trente pièces d’argent de Judas que l’Angleterre paya son sang.


II

La légende que je viens de citer montre de quel côté il faudrait, à cette époque, chercher l’épopée chrétienne ; il faudrait la chercher dans les légendes apocryphes. C’est là qu’est cette épopée naturelle qui est le principe et le germe de l’épopée littéraire. Je voulais d’abord rassembler dans les apocryphes les traits épars de l’épopée chrétienne et en faire un corps. Dans une œuvre d’imagination, cela peut-être eût été à propos ; dans des recherches historiques et critiques, il n’en est pas de même. J’aime donc mieux rapporter les différentes inventions des apocryphes aux poèmes que j’examinerai. De cette manière, nous pourrons faire quelques utiles comparaisons, mettre ce que j’appellerai la poésie officielle des poètes du moyen-âge ou de la renaissance à côté du récit fabuleux des apocryphes, et voir de quel côté il y a le