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Dans la vie de Jésus-Christ, il n’y a rien de plus touchant que les scènes de la Passion, et dans la Passion, rien de plus dramatique que la trahison de Judas. Au Ive et au Ve siècle, l’émotion de pitié et de colère qu’inspire cette trahison était vive et forte. Voyez pourtant comment Sedulius exprime cette émotion. Quelle subtilité ! quelle aaffectation ! quelle misérable recherche d’antithèses ! Ainsi, Jésus lave les pieds à ses apôtres,

Nec Judam excepit, quem proditionis iniquae
Noverat auitorem. Sed nil tibi gloria, saeve
Traditor, illa dabat pedibus consistere mundis,
Qui sensu pollutus eras…


Bizarre antithèse entre les pieds de Judas purifiés sous les mains de Jésus et les souillures de son ame. La rhétorique, peut aimer ces sortes de contrastes, mais ils gâtent l’émotion.

Sedulius continue :

Tantumdem sceleris, ter dena numismata sumens,
Argenti parvo caecatus munere, gessit,
Quantum cunca simul terrarum regna marisque
Divitias omnemque vagis cum nubibus aethram
Si caperet, gesturus erat ; neque enim bona mundi
Sufficerent magni fuso pro sanguine Christi[1].

Y a-t-il rien qui s’adresse à l’ame dans cette phrase qui semble apprécier au taux des richesses de la terre l’énormité du crime de Judas ? Trente pièces d’argent pour un pareil forfait, quand ce serait trop peu encore de tous les trésors de l’univers ! Voilà la seule pensée que sache trouver Sedulius en présence de la trahison de Judas. Écoutez ce que la légende apocryphe a fait de ces trente pièces d’argent ; elle s’en est occupée aussi, comme le poète, mais elle leur a donné une destinée merveilleuse et terrible. Ces trente pièces d’argent que Judas reçoit pour trahir son maître et qu’il rapporte aux prêtres, lorsqu’il voit Jésus condamné ; ces pièces que les prêtres ne veulent pas recevoir parce que disent-ils, c’est le prix du sang, et qu’elles ne peuvent plus rentrer dans le trésor public, qu’elles souilleraient ; ces trente pièces d’argent employées à acheter un petit champ qui servit de cimetière aux étrangers, et qu’on appela le Champ du sang[2], cet argent fatal et maudit

  1. Je traduis, car la phrase est obscure :

    « Ainsi Judas, pour trente pièces d’argent, aveuglé qu’il était par ce peu de richesses, fit un crime tellement grand, que, pour le commettre, c’eût été peu d’obtenir tous les royaumes de la terre, toutes les richesses de l’Océan, et tout ce qu’embrasse l’air sous la voûte des cieux, car tous les biens du monde ne sont rien au prix du sang du Christ. »
  2. « Judas, qui avait trahi Jésus, voyant qu’il était condamné, se repentit et reporta les trente pièces d’argent aux principaux sacrificateurs et aux sénateurs, disant : « J’ai péché en trahissant le sang innocent. » Mais ils dirent : « Que nous importe ? tu y pourvoiras. » Mors, après avoir jeté les pièces d’argent dans le temple, il se retira et s’étrangla. Et les principaux sacrificateurs, ayant pris les pièces d’argent, dirent : « Il n’est pas permis de les mettre dans le trésor, car c’est le prix du sang. » Et ayant délibéré, ils achetèrent le champ d’un potier pour la sépulture des étrangers. C’est pourquoi ce champ-là a été appelé jusqu’à aujourd’hui le champ du sang. » (Saint Matthieu.)