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et du choix des lignes qui doivent composer l’harmonie de l’ensemble. Sur ce point, son tableau a une grande valeur. Le groupe principal qui occupe le milieu de la toile et les deux groupes secondaires placés à droite et à gauche sont agencés avec un art infini ; ils se relient très heureusement entre eux et varient la composition sans en rompre la savante unité. De belles et sévères lignes de rochers forment le fond et concourent à l’effet général. Que dire des détails ? Ils sont d’une rare perfection et d’un goût irréprochable. Voilà au moins du dessin. Vous le pourriez bien donner en cent à M. Muller avant qu’il arrivât à tracer un corps comme celui de cette brune jeune fille du premier plan, dont les pieds se détachent du sol, et qui renverse violemment en arrière sa tête et les flots de son abondante chevelure. M. Gleyre s’est attaqué aux plus grandes difficultés du nu, et il a modelé ses premières figures en pleine lumière avec une grande hardiesse. Le choix des draperies et exquis et pris à la meilleure époque de la sculpture grecque. L’artiste a monté de plus la gamme de sa couleur. On doit regretter pourtant qu’il ait abusé des tons roses pour rendre la carnation avinée de ses belles filles aux cheveux d’or, ce qui produit une teinte générale peu agréable à l’œil.

Voilà un beau tableau, une œuvre excellente, qui n’en produit pas moins une nouvelle preuve à l’appui de ce nous disions tout à l’heure de la tendance à l’imitation, qui est un des caractères principaux de la peinture contemporaine. Il est vrai que lorsqu’on sait joindre comme M. Gleyre l’amour de la nature au goût le plus raffiné de l’antique, on peut même en imitant, se montrer original ; mais la juste pondération des deux élémens est rarement observée par les imitateurs à la suite, et ceux qui, avec M. Gleyre, se sont embarques sur le fictive poétique où son pinceau effeuillait des roses à nos regards charmés, ceux-là ont bientôt dévié dans le pastiche et la manière. Ainsi, M. Picou prend le chemin d’aller rejoindre les Etrusques de M. Galimard. Mme Calamatta, elle, n’a pour cela aucun pas à faire. Le Matin et le Soir sont de vraies silhouettes. Enfin M. Labrador et M. Burthe marquent le nec plus ultrà dans l’art des découpures. Le Styx de M. Picou est cependant une bonne peinture et bien préférable à sa Naissance de Pindare, sujet plus compliqué, fouillé avec plus d’étude et plus de délicatesse, mais par cela même entaché d’afféterie. J’aime assez cette lourde carène labourant avec lenteur l’onde épaisse et plombée sous les voûtes écrasées des cavernes infernales. Qui charrie-t-elle ainsi à la rive des morts ? Alexandre, Socrate, Aspasie ? la gloire, la sagesse la beauté ? N’est-ce pas le sophiste qui se lamente dans ce coin, le débauché Phaon qui pleure et cache sa tête dans ses mains, tandis que le vieux Caron pousse sa rame d’un bras robuste et tourne le dos à leurs gémissemens ? Mais où donc est Ménippe, le railleur impitoyable ?