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de se produire tout justement à l’heure où nous entrons, bon gré mal gré, en démocratie. Peut-être en effet n’avait-on pas lieu de s’attendre à ce que la Pologne, populaire au plus haut degré dans la France monarchique, perdît une partie de cette popularité dans la France républicaine. D’où vient donc ce contraste ? On pourrait répondre, hélas ! à cette question par une autre : D’où vient que la république a pour résultat de rejeter la liberté en arrière jusque par-delà 1830 ? D’où vient que la philosophie recule avec la liberté comme par crainte d’avoir poussé trop loin la hardiesse ? C’est que toutes les causes libérales sont devenues en un moment suspectes par les conséquences anarchiques où elles ont paru conduire les sociétés.

Il faut d’ailleurs reconnaître que les Polonais de l’émigration n’ont peut-être pas suivi tous, au milieu de nos crises révolutionnaires et des perturbations de l’Europe, la politique qui était la plus propre à leur concilier les rares esprits restés maîtres d’eux-mêmes dans l’universel entraînement. Le respect de la vérité arrache aux amis de la Pologne ce douloureux aveu. Oui, quelques Polonais se sont jetés dans des hasards où le devoir ne les appelait pas ; il en est, en un mot, auxquels la révolution a fait un peu oublier la patrie, et qui, en identifiant la cause de la Pologne à la cause de la démocratie turbulente, ont restreint les chances de cette nation à celles d’un parti, au lieu de les laisser associées au destin de la France elle-même.

Heureusement il s’est aussi rencontré, parmi les Polonais de l’émigration, des hommes plus sagement dévoués à leur pays, qui ont vu avec chagrin de si profondes méprises. Pour ceux-ci, le droit de la Pologne n’est point un droit révolutionnaire dont l’existence puisse dépendre de telle ou telle forme de gouvernement : c’est un principe de droit des gens, au triomphe duquel l’Europe entière est intéressée. Ceux qui pensaient ainsi ont maintenu l’idée polonaise au-dessus de nos luttes de parti. L’immense majorité de la population du royaume de Pologne marche avec eux et vit dans les mêmes sentimens. N’y aurait-il donc pas quelque légèreté à juger la Pologne entière sur les excentricités politiques de quelques membres de l’émigration ?

Aussi bien, la situation européenne, qui rend la nation polonaise utile à la France, n’a point changé avec les événemens. Indépendante la Pologne peut toujours être pour nous un auxiliaire important, si jamais nous devions nous voir entraînés dans une lutte sur le Rhin, les Alpes ou le Bosphore. Asservie comme elle l’est aujourd’hui, elle reste encore, dans l’hypothèse d’une conflagration européenne, un embarras, un perpétuel sujet de crainte pour ses vainqueurs. Sans avoir un coup de fusil à tirer, par ses seules menaces, elle peut occuper cent cinquante mille hommes. C’est à peine s’il faut moins de baïonnettes pour la contenir qu’il n’en a fallu pour la conquérir.