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mauvais aussi. C’est bon pour la liberté et l’égalité et pour ceux qui victimaient le soldat ; c’est mauvais pour la discipline ; pas moyen de se dissimuler la chose. Voilà un sergent, un caporal, un soldat, qui passent d’emblée capitaine, lieutenant, chef de bataillon ; ils sont satisfaits, ceux-là, c’est-à-dire tout juste. Ils demandent encore pourquoi ils ne sont pas colonels ou officiers-généraux ; mais, clampins, il n’y en a pas pour tout le monde ! Qu’est-ce que cela leur fait ? Il y en a, ils en veulent. Et comme c’est le gouvernement qui choisit pour les hauts grades, tous mes propres à rien se mettent à invectiver, disant que le ministre fait des passe-droit. Et le soldat, vous croyez qu’il est content d’avoir nommé ses chefs ? Oui, dans le moment, ça le flatte, vu que les postulans font des extra pour s’agglomérer les suffrages ; mais le lendemain, va te promener ! il ne les respecte plus, il les méprise. Les régimens se détériorent simultanément ; ça devient pire qu’une garde nationale. Pour la désertion, je n’ose en parler. Il y a des compagnies qui fondent en un jour, des bataillons entiers qui disparaissent. Une si belle armée ! Je leur envoie des proclamations tous les jours. Je ne veux pas vous lire les chansons qu’ils m’adressent en réponse sur l’air : Va-t’en voir s’ils viennent. Les lettres de leurs parens sont encore une grande cause de désertion. Les unes disent : Viens défendre notre champ ; les autres : Viens prendre le champ du voisin. Ils partent deux ensemble pour se flanquer des coups de fusil quand ils arriveront. Voulez-vous conserver l’armée ? défendez au soldat de correspondre avec sa famille ; mais ça ne s’arrangera guère avec la déclaration des droits de l’homme. — Autre misère. Le soldat n’est pas payé. Ce n’est rien encore : il n’est pas nourri. Le service des subsistances n’était déjà pas fameux, il a été démantibulé. Les anciens riz-pain-sel étaient des renards, ceux qui les ont remplacés sont des vampires. Je ne conteste pas leurs vertus civiques : presque tous président plus ou moins un club ; mais je défie qu’on trouve leurs pareils, même à la Plata. J’ai beau les surveiller ; plus j’évente leurs frimes, plus ils les multiplient. Ils échappent aux châtimens, et nous n’échappons pas à leurs poisons. L’armée ne consomme plus que des viandes gâtées, des vins falsifiés, des farines avariées. Ces Israélites-là nous fournissent des souliers d’amadou et des habits de toile d’araignée. Il y a des régimens dont la moitié est à l’hôpital, où de soi-disant médicamens, préparés par d’autres gueux, les achèvent. Je me mange les sens de voir tant de voleries et de n’y pouvoir rien du tout. Toutes les nuits, j’entends mes camarades qui me disent que je perds l’armée et que je les fais mourir. J’en ai assez, j’en ai trop… Citoyen consul, après y avoir bien réfléchi, je te donne ma démission. Tu t’es trompé, et moi aussi, quand nous avons cru qu’un sergent pouvait être ministre de la guerre. Pour ce poste-là, il faut une autorité, une expérience et des connaissances que je n’ai pas. On a beau faire, un briquet ne se change en épée que sur le champ de bataille et avec le temps. Tu le tremperais cent fois dans l’urne électorale, que ce serait toujours un briquet. Donne la croix au soldat qui prend un drapeau, donne un grade à l’officier qui fait une action d’éclat et qui sait bien sa théorie, ne donne le ministère qu’au vieux guerrier qui t’a donné des victoires et qui a long-temps manié le commandement. Et, quant aux pékins qui prétendent qu’on fait des officiers et des généraux comme on fait des représentans du peuple, donne-leur un logement aux petites-maisons, car ils perdront l’armée et la patrie.