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REVUE DES DEUX MONDES.

la crotte, et dont les plus capables n’auraient pas été jugés dignes, il y a quelques mois, de devenir commis à quinze cents francs.

LE SECRÉTAIRE.

Heureusement, le Vengeur reste fidèle.

LE CONSUL.

C’est celui que je crains le plus. Il a la force en main. Tout en me servant, il évite de se compromettre ; j’ignore ce qu’il veut, et il est capable de tout.

LE SECRÉTAIRE.

Si tu le crains, il faut le faire juger… par surprise.

LE CONSUL.

Ces moyens me répugnent… Et puis, comment le saisir au milieu des bandits qui l’entourent et qu’il a fanatisés ? Mettre la main sur lui, ici, personne ne le voudrait ou ne l’oserait. Il est l’idole de mes propres gardes.

LE SECRÉTAIRE.

Veux-tu que je tâte Galuchet ?

LE CONSUL.

Non. Si le Vengeur concevait un soupçon, il n’aurait pas mes scrupules. Que ferais-je d’ailleurs sans lui ? Tous les jours le sang coule dans la ville ; il coulerait bien davantage, il coulerait par torrens, et m’emporterait en quelques heures, si cet homme de fer n’était plus là.

LE SECRÉTAIRE.

En attendant, il faut en passer par tous ses caprices. Que de choses funestes et absurdes il t’a imposées ! On t’appelle le dictateur, c’est lui qui l’est.

LE CONSUL.

Ne me le dis pas, je le sais trop. Je n’évite de plus grandes atrocités qu’en lui cédant.

LE SECRÉTAIRE.

À force de céder, nous serons pendus. À ta place, ou je brusquerais la partie, ou, ma foi, je décamperais.

LE CONSUL.

À ma place, tu aurais d’autres pensées. Il se passe en moi des choses étranges. Je m’attache à ce pouvoir qui n’est qu’un esclavage ignominieux ; j’ai pitié de ce peuple insensé qui déjà me hait et qui peut, à la première occasion, me traîner mort, avec des cris de joie, dans les rues. Je voudrais lui rendre la paix, je voudrais l’empêcher de se déchirer lui-même, je voudrais lui donner du pain. Depuis que j’ai tant de vies humaines entre les mains, le sentiment de la responsabilité pèse sur moi d’un poids qui m’écrase.

LE SECRÉTAIRE.

Tu m’étonnes.

LE CONSUL.

Moi-même j’ai peine à me comprendre. D’où me viennent ces angoisses que je n’avais pas prévues et que d’autres ne connaissent pas ? Si ce que j’ai fait était mal, pourquoi n’en ai-je rien senti ? Et s’il n’y a ni mal ni bien, si je n’ai eu que des volontés légitimes auxquelles j’ai légitimement obéi, pourquoi ce trouble dans mon cœur ? Mon énergie révolutionnaire s’est éteinte. Je ne puis voir ces destructions sans raison et sans but que mon ame ne soit torturée de remords. Non, je n’étais pas né pour de telles œuvres.