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LES EAUX DE SPA.

autour de soi avec le ravissement du joueur qui a gagné beaucoup d’or et qui le compte en cachette. Que de livres ! mais par où commencer, et par qui ? Alors on se rappelle confusément les hommages, les blâmes, les citations, les bruits qui ont accompagné l’œuvre de l’année dernière, et on veut savoir si les riches lecteurs français ont dit juste. Prends garde à toi, romancier mon ami, car, si tu bronches, je jette au vent ta fiction inutile, et j’en prends une autre au même prix ; prends garde à toi, je suis le sultan dans son sérail, je suis l’ivrogne dans sa cave remplie ; j’use et j’abuse, et je ne crains pas que la terre manque sous mes pieds. Ne dit-on pas que telle librairie existe à Bruxelles, qui pourrait fournir dix mille tombereaux de nos livres contrefaits ? Intelligente nation cependant, cette nation française dont l’esprit inépuisable faisait la matière de tant de beaux livres ! Allez ! quand ce siècle se sera couché dans sa tombe, s’il obtient les honneurs d’un tombeau, et que le siècle suivant, sauvé à notre dam et préjudice de ces révolutions qui nous tuent, se sera rendu compte du travail de ses devanciers, nos neveux, même en les supposant aussi ingrats que nous l’avons été pour nos pères, resteront étonnés et confondus de l’ardeur, du talent, de la prodigalité incroyable de nos poètes, de nos romanciers, de nos artistes, malheureux forçats des belles lettres et des beaux-arts.

C’est dans un de ces livres voués à toutes les contrefaçons et à tous les orages, que j’ai lu enfin, — à tout seigneur tout honneur ! — les premiers volumes des Mémoires de M. de Chateaubriand. Je ne veux pas marcher plus vite que la critique, lorsqu’il s’agit d’un monument de cette importance et de cette grandeur ; mais il m’est impossible de ne pas dire avec quel ravissement je les ai lues, ces pages immortelles qui n’ont pas été assez puissantes (qui l’eût jamais pensé ?) pour dominer les émotions de la triste politique que nous faisons tous les jours. C’est très vrai, la voix de M. de Chateaubriand a été étouffée par la tempête ; cette fois, l’océan a parlé plus haut que le dieu ; mais sur la montagne où se lève le soleil matinal, en présence de ce paysage qui s’étend à mes pieds, soudain le livre du poète a repris tous ses droits. En effet, c’est tout un poème, cette biographie, et jamais peut-être M. de Chateaubriand ne s’était montré un plus grand artiste. L’ame, l’esprit, l’ironie et la bonté, l’indignation et le courage, tout est là ; on y trouve même un peu d’amour personnel, et plus d’une vision qui passe souriante, l’épaule nue et les cheveux flottans. Ah ! s’il avait pu se douter, ce grand écrivain, que ce dernier reflet de son ame servirait si tôt de jouet frivole aux lecteurs affairés qui jettent à peine en passant un regard dédaigneux au rez-de-chaussée d’un journal, s’il avait pu se douter jamais que ces phases diverses de sa vie et de son génie iraient se perdre dans l’abîme de l’oubli de chaque jour, quelle