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À cet héritage de nos ruines de chaque jour, Bruxelles a déjà vu s’ajouter bien des ruines. Depuis les premiers jours de cette fatale année 1848, le chemin du Nord n’est guère occupé qu’à transporter au plus bas prix possible, dans ses wagons les plus obscurs, quelque puissance tombée le matin même. L’Océan, ce grand chemin de l’exil des rois, célébré par Bossuet, est détrôné par le chemin du Nord. M. de Rothschild, sans le vouloir, est devenu le Neptune de ces naufrages de chaque matin. Soyez donc toujours ouverte à toute heure de la nuit et du jour, ô frontière, ô refuge des partis qui s’égorgent et qui tombent dans l’arène sanglante, car jusqu’à présent vous avez vu arriver chaque jour une folie, un paradoxe, un crime, une trahison, une émeute ! Et dans quels appareils ? justes dieux ! sous quels déguisemens ? Tant de pâleur sur les visages, tant de colère dans les regards ! Salmonée insultant la foudre qui l’a précipité dans l’abîme ! — Donc élevez Pelion sur Ossa ; dressez-vous à vous-mêmes des temples et des autels ; envahissez le palais des rois pour abriter votre grandeur éphémère ; traînez dans les sanctuaires le flot impétueux de vos disciples ; remplissez les ames ignorantes de l’enivrement et de la fièvre de vos paradoxes ; proclamez-vous des dieux provisoires, en dissimulant sous ce mot provisoire le sentiment de votre éternité et de votre importance ; flatteurs imprudens des multitudes, sacrifiez à la popularité, ce veau d’or et de fange, la fortune, le génie et les libertés de la patrie en deuil ; enflez votre joue pleine de vent et vos cœurs pleins de rien ; proclamez-vous les instituteurs, les orateurs et les grands-prêtres de l’humanité européenne ; appelez à vos révoltes tant de peuples fidèles, soudain pervertis par vos exemples ; détruisez et renversez, brisez les lois, effacez les mœurs, abolissez les consciences ; insultez les magistratures ; soyez pervers tout à votre aise, pour qu’un jour arrive, que dis-je un jour ? une heure, où vous n’aurez pas assez de vent, assez de souffle, pour vous précipiter à cette frontière de Risquons-Tout, digne théâtre, digne limite de vos exploits !

Autant la Belgique a été hospitalière pour les ministres du roi Louis-Philippe, autant elle a été sévère et rude aux coopérateurs de la révolution de février. Elle ouvrait ces barrières à ces hommes fugitifs, elle les regardait passer, et elle se disait avec un étonnement facile à croire : Voilà donc ces héros ! voilà donc ces tempêtes ! Ainsi sont faites ces créatures sorties de l’abîme, qui retournent dans l’abîme ! Quibus cum nulla societas ! — C’était une curiosité mêlée d’effroi et de malaise, qui ne ressemblait en rien à l’intérêt que soulèvent dans les ames amies de l’ordre les spectacles vraiment grands de la fortune. – Passez, messieurs, disait la Belgique aux révolutionnaires déconfits, et elle les accompagnait jusqu’au navire, toujours prêt à partir, qui devait transporter ces paradoxes dans la paisible Angleterre. Il faut, en effet, un