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légitime orgueil devant les contemporains et devant l’histoire, ces conspirations avec la foudre doivent éveiller dans l’ame, quand après tout on ne dissipe pas l’orage, mais on ne réussit qu’à l’ajourner ; quand on quitte le pouvoir en laissant son pays engagé dans la plus terrible bataille civile qu’il ait jamais vue ! Pour obtenir ces triomphes, il ne faut pas être un pilote des temps ordinaires, il faut être un homme ; il faut être Fabius ou M. de Lamartine !

V

Le soir du 24 février 1848, je remontais, vers dix heures, avec un de mes amis, la rue du faubourg Saint-Honoré. Au camp des vainqueurs, dans les quartiers populeux, au bivouac des barricades, sur la place et dans les salles de l’Hôtel-de-Ville, au palais des Tuileries, au château de Neuilly, la révolution, en ce moment, achevait, et fêtait sa journée dans le tumulte et dans l’ivresse. Au camp des vaincus, dans le quartier où je me trouvais alors, elle triomphait par la solitude et la stupeur. Il fallait voir là aussi le spectacle de sa victoire. Les révolutionnaires avaient improvisé pour cette nuit une mise en scène digne d’elle. Comme le jour finissait, quelques héros d’occasion avaient couru de maison en maison, donnant aux portiers l’ordre d’illuminer depuis l’entresol jusqu’aux mansardes, et menaçant de casser les vitres des réfractaires. Ils furent obéis à souhait. Je ne verrai de ma vie illumination pareille. La rue du faubourg Saint-Honoré était incendiée de lumières. Des rubans de feu serpentaient au front des maisons qui font face à la longue ligne des hôtels, depuis l’Elysée jusqu’à la rue Royale. C’était d’un effet étrange, fantastique. Cette partie de Paris, sillonnée ordinairement par les voitures à toutes les heures de la nuit, était complètement déserte. La lumière, plongeant dans le vide, le grandissait. La rue avait cette morne sonorité qui donne le soir un retentissement au moindre bruit de voix ou de pas dans les quartiers abandonnés. Les maisons, muettes et closes, tremblaient derrière les flammes furieuses des lampions. Le ciel avait repris, entre deux tempêtes, la sérénité qu’il a toujours, dit-on, la nuit qui suit le combat au-dessus des champs de bataille ; mais, éteintes par cette illumination à giorno, les étoiles pâlissaient dans l’azur sombre, comme des larmes blanches sur une tenture funèbre. Nous rencontrâmes six hommes qui portaient un cadavre sur un brancard. Lorsque nous fûmes à côte d’eux, une voix caverneuse cria : Chapeau bas ! Le cri lugubre se répéta deux fois derrière nous, s’étouffa dans l’éloignement, et les funérailles du combattant de février disparurent comme dans les profondeurs d’une chapelle ardente.

Je me souviendrai toujours des émotions et des pensées qui m’agitaient