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race de tous les temps, que Bonaparte voyait passer le 20 juin, en disant à Bourrienne : « Suivons ces gueux-là ! » Elles étaient menacées ; M. de Lamartine le déclare à toutes les lignes de son récit. Quand la duchesse sortit, quand elle fut séparée de ses enfans emportés par la foule, quand tous les cœurs fidèles au malheur se serraient d’une inexprimable angoisse, c’était alors qu’il fallait penser à sauver d’innocentes victimes. Les sauver, M. de Lamartine le pouvait ; on l’a vu tout à l’heure, c’est lui-même qui l’affirme. Que faisait-il donc au moment où la duchesse d’Orléans, arrachée à ses fils, errait dans les couloirs et brisait de son frêle corps les carreaux d’une fenêtre sous la pression de la houle populaire ? M. de Lamartine avait si bien arraché son cœur de sa poitrine ; qu’il s’occupait de composer et de faire proclamer des listes de gouvernement provisoire.

En effet, lorsque la duchesse d’Orléans eut été forcée de quitter la salle, lorsque les députés furent partis, ceux qui étaient allés chercher le vrai peuple désirèrent s’en débarrasser. Il fallait, pour cela, lui donner la satisfaction d’acclamer un gouvernement provisoire. Un ami de M. Bastide trempa son doigt dans un encrier, et écrivit sur une immense feuille de papier six noms qu’on proposait au peuple : c’étaient MM. Dupont de l’Eure, Lamartine, Arago, Garnier-Pagès, Marie et Ledru-Rollin. M. Bastide piqua cette affiche improvisée sur la pointe d’une baïonnette, et l’agita au bout d’un fusil devant la foule ; mais M. Bastide fut bientôt fatigué : d’ailleurs, tous ne pouvaient lire, et la feuille de papier mollissant retombait sur elle-même et dérobait plusieurs noms. Il valait mieux faire proclamer la liste par un homme influent. Le vacarme était trop grand, et la voix de M. Dupont de l’Eure trop faible : on s’adressa à M. de Lamartine. M. de Lamatine répondit : « Je ne peux pas lire cette liste, mon nom y est. » On se mit en quête d’une autre voix retentissante : on aperçut cet illustre M. Crémieux le factotum de la journée, l’homme qui avait essayé le matin de grimper au ministère, qui avait plus tard mis le roi en voiture, qui avait écrit le brouillon d’un discours à l’usage de la duchesse d’Orléans, et qui ensuite avait pris la parole pour demander la formation d’un gouvernement provisoire. On lui passa la liste : « Je ne peux pas la lire, dit-il, mon nom n’y est pas ! » Dans les révolutions, la farce coudoie à tout moment la tragédie. Enfin, lorsque le nom de M. Crémieux eut été dûment couché sur la liste et que la liste eut été acclamée par cette majestueuse représentation de la France, on se mit en route pour l’Hôtel-de-Ville. En passant devant la caserne du quai d’Orsay. M. de Lamartine, mourant de soif, demanda aux soldats un verre de vin : « Amis, s’écria-t-il, voilà le banquet ! » Et il but. On se remit en marche. M. Dupont de l’Eure avait été placé dans un mylord ; M. Crémieux était à côté de lui ; M. de Lamartine allait en avant. Durant le