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l’orge et du fourrage, et, nos chevaux refaits, nous mettre à la poursuite d’Abd-el-Kader. Notre joie fut grande, au premier bivouac, de nous voir rejoints par les braves gens que nous avions laissés en arrière la veille et que nous croyions perdus. Retirés dans un marabout, ils s’y étaient retranchés tout d’abord ; à la fin de la journée, ils avaient entendu la sonnerie de la colonne, et ils nous avaient rejoints sans obstacles, car, fort heureusement pour eux, ils n’avaient pas été aperçu par l’ennemi.

Aux approches de Thiaret, le pays change complètement d’aspect. Aux longues silhouettes grises et nues des collines amoncelées succèdent des bois de chênes verts, quelques cèdres, de grandes prairies et des sources. Un troupeau de gazelles s’enfuit devant nos chevaux, tantôt bondissant à travers les arbres, tantôt s’arrêtant comme pour nous provoquer, et bien vite disparaissant dès qu’elles se voyaient sérieusement poursuivies. De temps à autre, le soleil, entre deux nuages, venait nous réchauffer et jeter sa pâle lumière sur une partie du bois, tandis que la longue montagne de Thiaret prolongeait l’ombre de ses murailles à pic. À la fin, nous atteignîmes le passage de Guertoufa, et alors s’ouvrit devant nous, à deux cents pieds de haut, l’échancrure par laquelle nous devions passer. Pour l’atteindre, il faut franchir une cascade de pierre et gravir en zig-zag le flanc de la montagne. Des aigles planaient majestueusement au-dessus de nos têtes. On n’entendait que le bruit de nos chevaux sur la pierre sonore ou les sabres retentissant contre les parois du rocher. En présence de ces obstacles, l’ame se réveille, et la grandeur de cette vue remplit le cœur de nobles pensées ; puis, quand nous eûmes atteint ces sommets infranchissables, quel spectacle imposant et magnifique ! À nos pieds se déroulait, immense et lumineuse, cette cascade de rochers que nous venions de franchir, et sur laquelle étincelaient encore les baïonnettes de l’infanterie ; plus loin, ces bois, cette verdure, ces prairies ; plus loin encore, des collines sans fin succédant aux collines. Le regard se perdait dans ces longues silhouettes nues et grisâtres, pareilles à des vagues qu’une force inconnue aurait fixées au moment de la houle. À la dernière limite du Guertoufa, éclairées par les rayons du soleil, se dressaient, au milieu des vapeurs bleuâtres, les hautes montagnes de Bel-Assel. Un peu sur la droite, les deux pitons de Terguiguess s’avançaient comme ferait un promontoire, et cette houle de terre se prolongeait et allait frapper, à vingt lieues de là, dans la direction de l’est, le pied de l’Ouarsenis, dont la longue crête grandit isolée, dominant tout le pays à soixante lieues à la ronde. À sa forme d’obélisque dentelé, on l’aurait pris pour une cathédrale antique surmonté par un dôme majestueux. Il y avait dans ce paysage une grandeur et un calme qui reportaient la pensée vers les âges primitifs.