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étendus sur le même sol trempé de sang. En face des cavaliers arabes, qui les attaquaient avec une ivresse sauvage, les chasseurs restaient calmes, impassibles, serrés les uns contre les autres ; ils semblaient avoir emprunté à leur digne commandant quelque chose de sa sérénité et de son sang-froid. Par une charge vigoureuse, M. Paulz d’Yvoie et ses cavaliers les eurent bientôt dégagés ; puis, s’établissant à trente mètres en avant, ils formèrent une ligne de tirailleurs qui permit d’attendre le bataillon de secours. Certes, il fallait une vieille troupe comme celle-là pour rester impassible au milieu de ces balles qui tombaient comme tombe la grêle. Toujours en mouvement, ils offraient des points de mire incertains. Les blessés étaient envoyés près des chasseurs d’Orléans, les autres restaient fermes au devoir. Chacun sentait que du courage de tous dépendaient sa propre vie et son propre honneur ; chacun avait à cœur d’ajouter une belle page à l’histoire du 4e. Déjà, depuis dix minutes, les chasseurs faisaient tête à l’orage ; mais de semblables minutes peuvent compter pour des heures, quand enfin le général arriva lui-même avec un bataillon de secours. C’était le bataillon indigène commandé par M. Valicon. Aussitôt nous nous replions, on charge les morts, on emporte les blessés, on enlève les armes et l’on serre sur la colonne. Alors seulement on s’aperçut qu’une balle avait broyé le genou du commandant Clerc. Depuis vingt minutes à cheval, sans pousser une plainte, il ressentait d’atroces souffrances ; mais il craignait la moindre hésitation dans ce moment de péril, et il avait fait taire la douleur.

Dès que nous eûmes rejoint la colonne, nous accourûmes près de notre colonel pour nous informer de son état. On l’avait placé sur une litière, un buisson le protégeait contre l’ardeur du soleil. Réunis autour de lui, nous écoutions silencieusement ses derniers râles, tandis que le docteur Bécœur et deux chirurgiens cherchaient, mais en vain, à se donner une espérance. Bientôt, la respiration devint plus oppressée et ce vaillant homme rendit à Dieu son dernier soupir. Ce n’était pas l’heure de pleurer. À peine mort, sa litière fut placée sur un mulet : de l’autre côté, un chasseur, qui avait la cuisse cassée, faisait contre-poids. Puis les trompettes sonnèrent, les tambours battirent, la colonne reprit sa marche. Nous entrions dans le défilé de Tifour, tandis que le bataillon indigène supportait à son tour le poids de la journée.

Monté sur un cheval blanc et toujours à la première ligne des tirailleurs, le capitaine Valicon, qui les commandait, semblait avoir fasciné les balles. Opposant ruses à ruses, fourrés à fourrés, embuscades à embuscades, nos tirailleurs indigènes se coulaient entre les buissons comme des serpens et répondaient vigoureusement aux Arabes. Les officiers, les premiers au danger, leur donnaient l’exemple. Un de ces tirailleurs s’était glissé derrière une grasse touffe de lentisques ; un