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de bataille, ne se hasarda point à les poursuivre. Fier du succès remporté sur les armes russes, il se hâtait d’en instruire ses amis de Vienne et de Paris, comme d’une victoire remportée au profit de la cause révolutionnaire, et qui leur importait autant qu’à lui-même. L’intrépide soldat avait été blessé à la main, et on venait de lui faire une opération. « Si vous remarquez que mon écriture est un peu agitée, écrivait-il ne croyez pas que ce soit de douleur, c’est de joie. »

Cette joie dut être plus grande le lendemain : les Russes s’étaient décidés à évacuer Hermanstadt et Cronstadt, et à quitter la Transylvanie. Ils avaient perdu le tiers de leurs troupes ; ils se plaignaient d’avoir été envoyés en trop petit nombre, d’avoir été mal secondés par leurs alliés. Peut-être, car les motifs de cette brusque retraite sont difficiles à pénétrer, arriva-t-il quelques ordres supérieurs, suite des premières impressions que le cabinet d’Ollmütz avait reçues de l’intervention russe.

Ce fut une consternation universelle dans cette malheureuse ville d’Hermanstadt, qui s’était crue sauvée un instant et qui se voyait perdue ; on passa d’une confiance aveugle à un désespoir sans bornes. Le départ des Russes livrait la population sans défense à l’ennemi ; on pouvait, il est vrai, partir avec eux, mais c’était abandonner la ville au pillage et aux flammes. Chaque heure d’hésitation ajoutait au danger ; déjà des bandes de Széklers s’étaient jetées dans la campagne, et coupaient toute voie de salut, du côté de la Moldavie. Les Russes commençaient leur retraite par la route qui conduit à Bucharest, à travers les défilés de la Tour-Rouge. Les hommes de la milice se décidèrent à rester ; les femmes, les vieillards et les enfans durent seuls partir sous l’escorte du corps auxiliaire. On attela tous les chariots qu’on put trouver avec les bœufs et les chevaux amenés par les fuyards de la campagne ; On y jetait pêle-mêle, à côté des blessés et des malades, des meubles, des armes, des effets précieux, des vivres, des vêtemens ; on courait, on pleurait, et, dans la confusion de la peur et de la nuit, on s’embrassait comme si on ne devait plus se revoir. Combien, en effet, ne se sont plus jamais revus !

On était au cœur de l’hiver ; les neiges couvraient au loin les sommets des monts Karpathes ; la terre était durcie par la gelée. Un peu avant le jour, on ouvrit une des portes, et le lugubre défilé commença ; quelques troupes ouvraient la marche ; le gros restait à l’arrière-garde pour maintenir l’ordre et couvrir le convoi. On arriva sans trop de difficultés à la Tour-Rouge ; c’est un fort de peu d’importance, à l’entrée du défilé qui conduit en Valachie. À travers les précipices des monts Karpathes, qui forment la frontière des deux pays, la rivière de l’Aluta s’est ouvert un passage sur le flanc duquel est pratiqué un étroit chemin ; à droite, la montagne s’élève à pic ; à gauche, dans d’obscures profondeurs, la rivière roule ses eaux torrentueuses. Ce passage a une