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fuses, tous les appartemens s’illuminent, et trois vieilles femmes de chambre entrent à la fois dans la chambre à coucher ; enfin paraît la comtesse, momie ambulante, qui se laisse tomber dans un grand fauteuil à la Voltaire. Hermann regardait par une fente. Il vit Lisabeta passer tout contre lui et il entendit son pas précipité dans le petit escalier tournant. Au fond du cœur, il sentit bien quelque chose comme un remords, mais cela passa. Son cœur redevint de pierre.

La comtesse se mit à se déshabiller devant un miroir. On lui ôta sa coiffure de roses et l’on sépara sa perruque poudrée de ses cheveux à elle, tout ras et tout blancs. Les épingles tombaient en pluie autour d’elle. Sa robe jaune lamée d’argent glissa jusqu’à ses pieds gonflés. Hermann assista malgré lui à tous les détails peu ragoûtans d’une toilette de nuit ; enfin la comtesse demeura en peignoir et en bonnet de nuit. En ce costume plus convenable à son âge, elle était un peu moins effroyable.

Comme la plupart des vieilles gens, la comtesse était tourmentée par des insomnies. Après s’être déshabillée, elle fit rouler son fauteuil dans l’embrasure d’une fenêtre et congédia ses femmes. On éteignit les bougies, et la chambre ne fut plus éclairée que par la lampe qui brûlait devant les saintes images. La comtesse toute jaune, toute ratatinée, les lèvres pendantes, se balançait doucement à droite et à gauche. Dans ses yeux ternes on lisait l’absence de la pensée, et, en la regardant se brandiller ainsi, on eût dit qu’elle ne se mouvait pas par l’action de la volonté, mais par quelque mécanisme secret.

Tout à coup ce visage de mort changea d’expression. Les lèvres cessèrent de trembler, les yeux s’animèrent. Devant la comtesse, un inconnu venait de paraître : c’était Hermann.

— N’ayez pas peur, madame, dit Hermann à voix basse, mais en accentuant bien ses mots. Pour l’amour de Dieu, n’ayez pas peur. Je ne veux pas vous faire le moindre mal. Au contraire, c’est une grâce que je viens implorer de vous.

La vieille le regardait en silence, comme si elle ne comprenait pas. Il crut qu’elle était sourde, et, se penchant à son oreille, il répéta son exorde. La comtesse continua à garder le silence.

— Vous pouvez, continua Hermann, assurer le bonheur de toute ma vie, et sans qu’il vous en coûte rien. — Je sais que vous pouvez me dire trois cartes qui…

Hermann s’arrêta. La comtesse comprit sans doute ce qu’on voulait d’elle ; peut-être cherchait-elle une réponse. Elle dit :

— C’était une plaisanterie… je vous le jure, une plaisanterie.

— Non, madame, répliqua Hermann d’un ton colère. Souvenez-vous de Tchaplitzki, que vous fîtes gagner…

La comtesse parut troublée. Un instant, ses traits exprimèrent une vive émotion, mais bientôt ils reprirent leur immobilité stupide.