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LA


DAME DE PIQUE.[1]


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I.


On jouait chez Naroumof, lieutenant aux gardes à cheval. Une longue nuit d’hiver s’était écoulée sans que personne s’en aperçût, et il était cinq heures du matin quand on servit le souper. Les gagnans se mirent à table avec grand appétit ; pour les autres, ils regardaient leurs assiettes vides. Peu à peu néanmoins, le vin de Champagne aidant, la conversation s’anima et devint générale.

— Qu’as-tu fait aujourd’hui, Sourine ? demanda le maître de la maison à un de ses camarades.

— Comme toujours, j’ai perdu. En vérité, je n’ai pas de chance. Je

  1. La littérature russe est peu connue parmi nous, et dans cette Revue même, — où à diverses reprises, notamment dans le no du 1er octobre 1817, le grand poète Pouchkine et les écrivains modernes de la Russie ont été l’objet d’une étude développée, — le mouvement littéraire de ce pays n’a pas été suivi avec toute l’attention qu’il mérite. C’est que la langue russe est à peu près complètement ignorée en France ; les interprètes et les critiques compétens manquent. Un écrivain connu par des œuvres qu’on lira encore, quand les gros romans de ces dernières années seront dans l’oubli, fait une heureuse exception, car on ne sait peut-être pas que l’auteur de Colomba tourne vers le russe la même curiosité pénétrante qu’il a portée vers le zingali, lorsqu’il composait Carmen. C’est à lui que nous devons d’avoir fait passer dans notre langue le récit qu’on va lire, et on reconnaîtra dans la Dame de Pique une de ces trop rares tentatives où un esprit éminent sait donner à la traduction même un cachet d’originalité. Pouchkine assurément ne pouvait trouver un meilleur introducteur dans la littérature française.

    (N. du D.)