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donc partout en Allemagne, soit par ses lois, soit par ses armes. Que fera-t-elle de ce triomphe ? Voilà la grande question qui commence et qui doit vivement préoccuper la diplomatie française.

Si ce triomphe doit être, comme nous l’espérons, le triomphe du libéralisme modéré sur la démagogie, si ce triomphe doit servir à l’unité morale et civile de l’Allemagne sans porter atteinte aux diversités politiques que l’histoire a consacrées dans ce pays et que l’assemblée nationale de Francfort a ressuscitées et ranimées par ses attaques, imprudentes, si ce doit être là l’effet du triomphe de la Prusse, nous y applaudissons de grand cœur.

La question prussienne, telle que nous la comprenons, se rattache d’une manière très étroite à la question russe débattue entre M. Mauguin et M. de Tocqueville. Rendons ici hommage à la fermeté et à la justesse de vues de M. de Tocqueville dans ce débat. La vraie science politique est de voir le danger avant qu’il existe, mais de ne le voir que comme il existe, d’en voir la réalité et non pas l’ombre, d’en avoir l’intelligence vive et nette et non pas le sentiment vague et perpétuel. Oui, la puissance de la Russie est un danger pour l’Europe ; oui, le rôle que les événemens lui font, la garantie qu’elle semble offrir à l’ordre contre le désordre, la prétention qu’elle a de représenter et de défendre mieux qu’aucun autre gouvernement les intérêts de la société, oui, tout cela la rend très redoutable le jour ou elle voudra se servir de ces avantages au profit de son ambition : nous l’accordons à M. Mauguin ; mais nous disons avec M. de Tocqueville que la puissance de la Russie ne peut être un danger pour la France que sous trois conditions : la première, c’est le triomphe de la démagogie en France. Oh ! oui, si la démagogie triomphait en France, si le 13 juin avait été pour la démagogie contre la république ce que le 24 février a été pour la république contre la monarchie, si M. Ledru-Rollin dictateur à Paris donnait la main à M. Mazzini dictateur à Rome, si les insurgés de Bade et du Palatinat marchaient sur Francfort et de là sur Dresde, oui, la Russie deviendrait alors la dernière ressource de l’ordre social, oui, elle aurait alors le grand rôle qu’elle ambitionne ou qu’elle affecte. En sommes-nous là ? Non, grace à Dieu ! la Russie n’est la ressource de l’Europe que contre la démagogie, elle ne l’est pas contre la liberté sage et modérée. Le triomphe de la démagogie appelle par réaction le triomphe de la Russie, c’est-à-dire du despotisme ; mais le triomphe de la liberté sage et modérée exclut et empêche le triomphe de la Russie. Elle le rend inutile. L’Europe livrée à la démagogie peut être tentée d’appeler la Russie comme une libératrice ; l’Europe jouissant d’une liberté sage et modérée repousse la Russie comme une usurpatrice.

Pour que la Russie soit un danger présent et réel, la première condition et la plus grave, le triomphe de la démagogie, manque donc fort heureusement en ce moment, et nous devons faire en sorte qu’elle manque toujours.

Pour que la Russie soit un danger présent et réel pour la France, il faut encore deux autres conditions. Il faut que l’Angleterre et l’Allemagne soient contre nous. Point de coalition qui puisse réussir contre la France sans l’Angleterre et sans l’Allemagne, voilà ce qu’enseignent l’histoire ancienne et l’histoire moderne de notre pays. M. de Tocqueville a raison de s’applaudir en voyant que depuis plus de trente ans la France et l’Angleterre ont fait de leur bonne intelligence réciproque le principe fondamental de leur politique. Quant à l’Alle-