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REVUE DES DEUX MONDES.

la placent[1]. — Le cœur humain se retrouve partout avec les mêmes mobiles ; partout c’est le désir du bien-être, soit en espoir, soit en jouissance actuelle, et le parti qui le détermine est toujours celui où il y a le plus à gagner[2].

« La dévotion, a dit Montesquieu, est une croyance qu’on vaut mieux qu’un autre ; — ou du moins qu’on possède ce qui vaut mieux, qu’on est plus heureux, qu’on peut indiquer aux autres le chemin du plus gras pâturage. Si humble qu’on soit, l’amour-propre est flatté de cette idée de connaissance singulière et de privilège. — Une séduction secrète nous fait voir de la charité pour le prochain là où il n’y a rien qu’un excès de complaisance pour notre opinion[3].

« Mme de Krüdner flottait entre quarante et cinquante ans, âge ingrat pour les femmes, quand elle se convertit décidément : avec ses goûts tendres, avec sa complexion sentimentale et mystique, qu’avait-elle de mieux à faire ? Du moment surtout qu’elle eut découvert en elle cette faculté merveilleuse de prédication qui pouvait lui rendre l’action et l’influence, tout fut dit, elle eut un débouché pour son ame et pour son talent ; sa vocation nouvelle fut trouvée. Elle n’avait jamais été une nature bien sensuelle ; elle n’avait que l’ambition du cœur et l’orgueil de l’esprit. Elle avait un immense besoin que le monde s’occupât d’elle ; sous une forme inattendue, ce besoin allait être satisfait. Elle aimait à parler d’amour ; ce mot chéri allait déborder plus que jamais de ses lèvres, et des foules entières affluaient déjà à ses pieds.

« Où est dans tout cela le secret mobile ? C’est l’amour-propre, toujours l’amour-propre, dont le ressort se revêt, se retourne, et à l’air de jouer en sens inverse contre lui-même. Mais tout dépend en définitive du même cordon de sonnette que tire le moi.

« En doutez-vous ? Elle va nous l’avouer elle-même et laisser échapper son orgueil, son ivresse de sainte, sous les semblans de l’humilité : « On ne peut méconnaître, écrivait-elle d’Aarau (en avril 1816), les grandes voies de miséricorde, du Dieu qui veut, avant les grands châtimens, faire avertir son peuple et sauver ce qui peut être sauvé. Il donne à tout ce monde un tel attrait pour moi, un tel besoin de m’ouvrir leur cœur, de me demander conseil, de me confier toutes leurs peines, enfin un tel amour, qu’il n’est pas étonnant que les gouvernemens qui ne connaissent pas l’immense puissance que le Seigneur accorde aux plus misérables créatures qui ne veulent que sa gloire et le bonheur de leurs frères, n’y comprennent rien. Plus la terre s’enfuit sous nos

  1. Pascal.
  2. Volney, Voyage en Égypte et en Syrie, tome II, chap. vii.
  3. Saint-Évremond