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des mesures si bien prises en mourant brusquement d’apoplexie le 14 juin 1802.

Après deux mois de deuil et de retraite à Genève, Mme de Krüdner se rendit à Lyon pour y passer l’automne et l’hiver de cette même année. Elle était déjà très consolée ; elle revoyait peu à peu le monde, recommençait à danser cette danse du schall qu’elle dansait si bien, et resongeait à Paris, son vrai théâtre. Mais elle ne voulait pas y revenir comme une simple mortelle, et, puisqu’elle avait été forcée de le quitter au moment d’obtenir son succès littéraire, elle voulait que le retard servît du moins à rendre le retour plus éclatant. M. Eynard, sur ce point, ne nous laisse rien ignorer, et ce chapitre de son ouvrage est un des plus piquans que nous offre l’histoire secrète de la littérature. Mme de Krüdner se trouvait très liée avec le docteur Gay, médecin homme d’esprit[1], et très propre au manège qu’elle désirait. Il s’agissait pour elle de revenir à Paris le plus tôt possible, sans plus tenir compte de son deuil, et en y paraissant comme forcée par ses nombreux amis et par ses admirateurs. Pour monter à souhait cette rentrée en scène, elle imagina de faire faire à Paris, par les soins du docteur Gay, des vers à sa louange dont elle envoyait de Lyon le canevas ; ces vers adressés à Sidonie (Sidonie c’était, comme Valérie, l’héroïne d’un de romans, c’était elle-même) ; ces vers devaient se trouver insérés comme par hasard dans quelque journal de Lyon ou de Paris. Voici, du reste, la lettre qu’elle adressait à l’habile docteur ; j’en rougis pour mon héroïne, mais M. Eynard a déchiré le voile, et il est désormais inutile de dissimuler : « J’ai une autre prière à vous adresser, lui écrivait-elle ; faites faire par un bon faiseur des vers pour notre amie Sidonie. Dans ces vers que je n’ai pas besoin de vous recommander, et qui doivent être du meilleur goût, il n’y aura que cet envoi : À Sidonie. On lui dira : Pourquoi habites-tu la province ? pourquoi la retraite nous enlève-t-elle tes graces, ton esprit ? Tes succès ne t’appellent-ils pas à Paris ? Tes graces, tes talens y seront admirés comme ils doivent l’être. On a peint ta grace enchanteresse[2], mais qui peut peindre ce qui te fait remarquer ? — Mon ami, c’est à l’amitié que je confie cela : je suis honteuse pour Sidonie, car je connais sa modestie ; Vous savez qu’elle n’est pas vaine : j’ai donc des raisons plus essentielles pour elle qu’une misérable vanité pour vous prier de faire faire ces vers et bientôt : dites surtout qu’elle est

  1. Les médecins, quand ils se mêlent d’être charlatans, ne le sont pas à demi ; ils connaissent mieux que d’autres la trame humaine. M. Eynard cite à ce sujet le docteur Portal et son procédé si souvent raconté pour se créer, à son arrivée à Paris, une réputation et une clientelle ; mais, en rapportant ce trait de charlatanisme aux premières années du siècle, il commet un anachronisme de plus de trente ans. Portal était membre de l’Académie des sciences et professeur au Collège de France dès 1770.
  2. Mme de Staël, dans le roman de Delphine, qui venait de paraître.