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MADAME DE KRUDNER.

cisément la sainte que je m’étais accoutumé à aimer dans Mme  de Krüdner : la sainte, chez elle, je ne voudrais ni la railler ni la serrer de trop près, mais je ne puis non plus la prendre tout-à-fait au sérieux ; la part d’illusion y est trop manifeste. Sa charité me touche, sa facilité et parfois sa puissance de parole mystique m’étonne et me séduit ; mais, tout en me prêtant à la circonstance et en ayant l’air de suivre le torrent, je me réserve le sourire. Ce que décidément j’aimais dans Mme  de Krüdner, c’est l’auteur et le personnage de Valérie, la femme du monde qui souffre, qui cherche quelque chose de meilleur, qui aura un jour sa conversion, sa pénitence, sa folie mystique ; qui ne l’a pas encore, ou qui n’en a que des lueurs ; qui n’a renoncé ni au désir de plaire, ni aux élégances, ni à la grace, dernière magie de la beauté ; qui se contredit peut-être, qui essaie de concilier l’inconciliable, mais qui trouve dans cette impossibilité même une nuance rapide et charmante dont son talent se décore. La prophétesse, la sainte dans le lointain ne nuisait pas, mais dans le lointain seulement. La figure de Valérie, encore belle, se détachait sur ce fond de vapeur.

Cette figure de Valérie, qui nous était surtout chère, se trouve sacrifiée chez M. Eynard, qui se soucie moins que nous de l’intérêt poétique et qui croit que l’aimable romancier a finit par guérir radicalement de sa chimère, par obtenir en don l’entière vérité. Il raconte d’une manière intéressante, mais intéressante à regret, en s’attachant à marquer son dégoût et à exciter le nôtre, la grande aventure de cœur de Mme  de Krüdner durant son séjour à Montpellier (1790), sa première faute éclatante, sa passion pour M. de Frégeville, alors officier brillant de hussards et que plus tard il rencontra lieutenant-général cassé de vieillesse. J’ai vu en tête d’une édition des Lettres portugaises un portrait de M. de Chamilly, devenu maréchal de France, qui représentait bien ce grand et gros homme dont parle Saint-Simon : M. de Chamilly était certes, à cette époque, aussi peu romanesque d’apparence, aussi peu ressemblant au jeune lui-même d’autrefois que dut le paraître le général de Frégeville à M. Eynard, quand celui-ci le rencontra à l’improviste dans un salon de Paris. « Je fus présenté au général, dit M. Eynard ; je le vis plusieurs fois et toujours s’attendrissant au souvenir de Mme  de Krüdner. Je m’étais imposé une entière réserve sur des faits qui pouvaient humilier un vieillard… » Que l’excellent biographe me permette de l’arrêter ici pour un simple mot : humilier un vieillard ! et pourquoi donc ? Je conçois le sentiment de discrétion et de délicatesse qui fait qu’on hésite à toucher à de vieilles blessures et à remuer les cicatrices d’un cœur ; mais ce mot humilier en pareil cas n’est pas français : tant que la dernière source, la dernière goutte du vieux sang de nos pères n’aura pas tari dans nos veines, tant que notre triste pays n’aura pas été totalement régénéré comme