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jour, Mme de Krüdner se mit sur le pied de ne pouvoir rien ignorer de ce qu’on éprouvait pour elle.

Au milieu de cette vie d’excitation et d’étourdissement, se voyant atteinte de crises nerveuses et menacée d’une maladie de poitrine, Mme de Krüdner part pour Paris au mois de mai 1789 ; elle n’y était venue que tout enfant, à l’âge de treize ans : c’est donc pour la première fois qu’elle va juger de cette ville, qui était bien véritablement alors la capitale du monde. M. Eynard a très bien résumé ces premières phases du développement de Mme de Krüdner, quand il dit : « Encore enfant, à Mittau, elle ne cherchait que l’amusement ; à Venise ; son cœur parle ; à Copenhague, sa vanité s’éveille ; mais c’est à Paris que son intelligence semble réclamer ses droits. » À peine y est-elle arrivée en effet, que Mme de Krüdner recherche les savans et les gens de lettres en renom, l’abbé Barthélemy, Bernardin de Saint-Pierre. M. Eynard s’étonne trop, selon nous, du goût de la curieuse étrangère pour les Voyages du jeune Anacharsis et pour leur aimable auteur. Il ne paraît pas soupçonner combien ce jeune Anacharsis, qu’il appelle un Scyte glacé, dut paraître agréable à son début, et, quand il fait de celui qui conçut cet ingénieux ouvrage un vieil abbé, membre de l’Académie des Inscriptions, il méconnaît l’hôte spirituel de Chanteloup, le savant supérieur qui, entre autres choses, savait vivre, savait écrire et causer. Quant à Bernardin de Saint-Pierre, on s’explique aisément l’enthousiasme avec lequel Mme de Krüdner le chercha d’abord et l’espèce de culte qu’elle lui garda toujours. Il avait beaucoup connu autrefois en Russie le maréchal de Munich, dont elle était la petite-fille ; mais surtout il résumait en soi, comme écrivain, les qualités et les défauts, la forme de sentimentalité naturelle dont elle était alors idolâtre. Avec lui, elle se disait et se croyait de plus en plus voisine de la nature, et, dans le même temps, elle trouvait moyen de faire un compte de 20,000 francs chez la marchande de modes de la reine, Mlle Bertin.

Durant ces années et toutes celles qui suivent, M. Eynard, très différent en cela du vulgaire des biographes, n’a nullement flatté son héroïne ; il ne craint pas le nous la montrer dans la contradiction et le désordre des sentimens qui l’agitent et qui, plus d’une fois, l’égarent. Il est si sûr de nous la présenter ensuite parfaitement convertie, qu’il s’inquiète peu de nous la voiler avec grace comme pécheresse. L’avouerai-je ? en le lisant, j’ai senti la Mme de Krüdner que j’aimais perdre quelque chose de son attrait et de son mystère. M. Eynard a sans doute ajouté à l’idée qu’on peut prendre d’elle sous sa dernière forme et à son importance comme prêcheuse, mais il a ôté à son premier charme.

Dussé-je me juger moi-même et trahir mon faible, ce n’est pas pré-