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bise. C’était dans cet asile héréditaire que Gaspard venait de loin en loin se reposer des orages de la vie parisienne et se dérober aux importunités de certaines gens. L’intérieur répondait à toutes les idées de luxe et de magnificence qu’éveillait le dehors. Je n’ajouterai rien de plus, par respect pour la mémoire des Baudouin et des Lusignan.

Ce fut surtout à l’heure du dîner que le vicomte sentit toute l’horreur de sa position. Depuis près de trois mois, il prenait tous ses repas à la Trélade. Galaor se nourrissait à son propre compte, et n’avait, pour faire bouillir la marmite, que les ressources de son intelligence. Aussi ne vivait-il que de rapines et de pillage. Il rôdait autour des poulaillers, s’introduisait frauduleusement dans les garennes, et tendait des pièges aux lapins. Il n’y avait pas à deux lieues à la ronde une basse-cour où le drôle n’eût fait des siennes. Les œufs étaient à peine pondus qu’ils étaient déjà dans ses poches. Il ne se passait guère de jour sans qu’un fermier des environs n’accusât le renard de lui avoir croqué une oie ou un dindon. Le renard, c’était Galaor qui maraudait pour ses besoins comme Caleb pour l’honneur de son maître. Habitué aux vins fins, aux mets exquis de la Trélade, hélas ! que devint le vicomte en voyant fumer sur sa table une gibelotte de lapin que le jeune groom avait préparée pour lui-même ! C’était tout le dîner de Gaspard, avec un pot de vin du cru et un morceau de fromage de chèvre que l’industrieux enfant avait harponné la veille dans une métairie.

Accoudé sur le bord de la table sans nappe, la tête entre ses mains, le vicomte n’avait pu encore se résigner à fêter la cuisine de Galaor. Il s’abîmait de plus en plus dans l’amertume de ses pensées, quand tout à coup il sentit une main familière qui s’appuyait sur son épaule. Un éclair de joie traversa son cœur : ce ne pouvait être que M. Levrault. Gaspard se leva brusquement, et se trouva nez à nez avec Jolibois.

— Eh bien ! monsieur le vicomte, dit gaiement le tabellion venu tout exprès pour veiller au grain, où en sommes-nous ? Nos affaires avancent-elles ? Palpons-nous bientôt les écus du beau-père ?

— Tout est perdu ! répliqua le vicomte s’affaissant sur sa chaise de paille.

— Comment, mille diables ! s’écria maître Jolibois, qui pensait à ses quatre-vingt mille livres. Vous voulez rire, monsieur le vicomte.

— Jamais je n’en eus moins envie. Tout est perdu, vous dis-je. Nous sommes ruinés, volés, pillés comme au coin d’un bois. Les La Rochelandier ont paru !

Maître Jolibois sauta au plafond, comme si un pétard eût éclaté entre ses jambes.

— Massacre et sang ! reprit le vicomte avec un geste dont rien ne saurait rendre la sauvage énergie. Avoir déployé plus de génie que n’en