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plaisir ; mais, faisant attention aux termes d’ami et d’amitié dont la princesse se servait, je ne les trouvai pas aussi tendres que j’aurais pu l’espérer, et il me semblait que ce n’était pas répondre aux termes d’amant parfait et passionné dont je m’étais servi. En un mot, ma passion n’était pas satisfaite, et je croyais que la princesse, privée d’un époux qu’elle venait de perdre pour jamais, et par conséquent maîtresse de son cœur, pouvait s’expliquer tout autrement et se servir de toutes les expressions qu’un cœur libre, et qui n’était retenu auparavant que par le devoir, dictait naturellement lorsqu’il était touché. Tout cela me faisait craindre de ne pouvoir jamais parvenir à la rendre assez sensible pour couronner mon amour… Occupé de ces tristes réflexions, ma maladie continuait, et je devenais de jour en jour plus faible ; mais mon fidèle Patko ne m’avait point abandonné, et il n’était pas moins bon médecin qu’habile messager. Il y avait heureusement dans le château quelques pièces de vin de Radevot, qui est le meilleur vin de toute la Transylvanie, et comparable en toutes manières au fameux vin de Tokay : même force, même agrément, même couleur. On m’en fit prendre d’abord un petit verre, dont je sentis mon estomac réchauffé ; mais il me sembla que la fièvre en était augmentée. Cependant je dormis quelques heures sans interruption, et mon médecin, m’augmentant de jour en jour la dose du remède, réussit si bien, qu’en moins de six semaines il me remit sur pieds, très faible à la vérité, mais dans l’espérance de guérir à fond avec le secours d’un remède si agréable.

Bethlem guérit en effet au bout de six mois, pendant lesquels il n’eut aucune nouvelle de la princesse. Ce procédé lui semblait dur ; il le trouvait contraire à toutes les règles qu’il avait vu pratiquer en France. Il apprit bientôt la vérité. Cette belle, qui aurait risqué plus que lui encore à tomber entre les mains des Tartares, s’était réfugiée dans une forteresse appartenant à un jeune seigneur parent de Bethlem Gabor. Celui-ci en était devenu amoureux, et « comme il était beau et bien fait, dit son consciencieux rival, et que la princesse n’avait jamais aimé l’état de veuve, ils s’étaient mariés pendant que je restais à me guérir des suites de mon accident. »

Le vin de Radevot ne guérit point le pauvre Bethlem de son amour comme il l’avait guéri de sa fièvre ; il fallait des remèdes plus héroïques. Le comte entreprit un second voyage à Paris, qui lui rendit sans doute sa liberté, car nous voyons qu’au retour il épousa sa cousine, « et voulut, dit-il, qu’elle vécût selon les modes et avec la liberté française. »

Après tout, ces centaines et ces modes n’étaient que des exceptions ; les habitudes turques prévalaient par le droit de la force et du voisinage. Quelques voyages à Versailles, des intrigues avec la France, ne suffisaient pas à détruire le fond même de la situation ; on était en contact de tous les jours avec les Turcs ; ils étaient les maîtres ; c’était d’eux que, malgré le droit d’élection des états, le prince devait obtenir sa confirmation. Il devait envoyer un ministre à Constantinople