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— La crise dans laquelle se débat l’Europe orientale vient d’entrer dans une phase nouvelle où les parties intéressées ont dû formuler, avec plus de franchise et de clarté, leurs prétentions et leurs desseins. Une convention entre le czar et le sultan, au sujet des principautés danubiennes, donne à l’armée russe, la liberté d’action et la sécurité dont elle avait besoin pour tenir parole à l’empereur d’Autriche. En revanche, les Magyars ont brûlé leurs vaisseaux, ils ont rompu avec la dynastie de Habsbourg ; ils ont proclamé leur indépendance, sauf à être dès maintenant assez embarrassés de cette indépendance. Nous remercions les Magyars de nous avoir appris ce qu’ils veulent dans leurs rapports avec l’Autriche, après nous avoir tenus dans le doute depuis tantôt une année de guerre. Ils voulaient l’indépendance qu’ils ont naguère refusée des mains de la France impériale ; les voilà libres et armés, debout sur le sol magyar. « C’est là, suivant le plus populaire de leurs poètes, qu’il faut vivre ou qu’il faut mourir. » Nous avions toujours prié le ciel de détourner de leurs têtes cette grande alternative, dans la crainte d’une calamité qui fût pour eux la dernière ; mais le sort en est jeté, et nous ne pouvons plus que contempler avec sympathie les vicissitudes de leur fortune.

Un grand intérêt se trouve désormais engagé dans leur cause, c’est celui d’une autre nation sur la tombe de laquelle la diplomatie a chanté plus d’une fois la prière des morts, et qui pourtant n’a point perdu tout espoir ni tout moyen de revivre. Bien que le corps de la nation polonaise n’ait point encore reçu le branle, et que cette révolution, venue trop vite, doive peut-être se voir étouffée dans son germe, nous suivons l’émigration polonaise avec curiosité, quelquefois avec tristesse, dans ses efforts souvent irréfléchis, toujours impétueux, pour rallumer le foyer d’une nouvelle insurrection nationale. Nous déplorons vivement les défauts de cette race de raisonneurs indisciplinés, et cependant il faut bien admirer la vitalité qu’elle a su conserver sous le poids de tant de longues catastrophes. Les Polonais donnent à l’Europe un sentiment de ce que peut pour le bien et pour le mal l’émigration polonaise avec ses griefs si patriotiques et son cœur si justement ulcéré.

C’est, aux yeux de l’Europe libérale, la principale importance de la question hongroise, de contenir aujourd’hui la question de Pologne. Les Magyars, en reconnaissance des services rendus à leur cause par Bem et Dembinski, semblent avoir accepté cette solidarité avec toutes ses conséquences. Un égoïsme prudent aurait pu leur conseiller une transaction, un accommodement avec l’Autriche ; ils ont, comme toujours, agi d’enthousiasme, et si l’enthousiasme inspire parfois des folies, il dicte aussi quelquefois des résolutions généreuses. Dans toutes les occasions où les Magyars ne se laissent point entraîner par leur funeste manie de dominateurs et de conquérans, ils sont généreux : à défaut du sang-froid, accordons-leur du moins cette qualité, pour laquelle ils n’ont d’égaux que dans la race espagnole.

M. Kossuth a donc franchi le Rubicon ; la diète de Debreczin a prononcé la déchéance de la maison de Habsbourg ; elle a brisé tous les liens qui rattachaient la Hongrie à l’empire d’Autriche ; elle a replacé le royaume de saint Étienne dans la famille des peuples indépendans : en face de la Russie et de l’Autriche coalisées, la diète a remis le destin tout entier, la vie ou la mort de la race magyare