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Chateaubriand, avec qui demeurait Lucite, et qui n’avait cessé d’être bien pour elle, écrivait à Chênedollé, qui ne recevait plus de réponse.


« A Lascardais, 25 septembre 1803.

« Aussitôt votre lettre reçue, monsieur, je me suis hâtée de faire passer à ma sueur celle que vous m’envoyez pour elle : elle l’a présentement. Elle n’est plus à Lascardais : elle habite Rennes depuis trois semaines ; elle y est pour sa santé. Son adresse est chez Mme Jouvelle, rue Saint-George, n° 11. J’ignore absolument d’où provient le silence de ma sœur à votre égard. Peut-être ce qui vous paraît inexplicable n’a qu’une cause fort simple et fort naturelle. Je voudrais pouvoir vous donner des éclaircissemens que vous semblez vivement désirer, et vous convaincre de la bonne volonté que j’ai de vous obliger. C’est dans ces sentimens que je suis, monsieur,

« Votre très-humble servante,

« CHATEAUBRIAND DE CHATEAUBOURG. »

Chênedollé revit un moment Lucile à Rennes, et il nous dira tout-à-l’heure quelque chose sur cette entrevue pénible. Vers le printemps de 1804, Lucile venait à Paris dans une pension que lui avait trouvée son frère ; elle y mourait le 9 novembre de cette année. Dans les papiers de Chênedollé, je rencontre un petit cahier à part qui a pour titre Mme de Caud ; j’en donne les pensées sans suite et qui peignent, mieux que ne sauraient faire toutes nos paroles, le désordre de douleur où le jeta cette perte cruelle. Quelle oraison funèbre ou quelle élégie vaudrait de tels sanglots !

« La mélancolie est l’écueil des belles ames, des grands talens et peut-être des grands caractères. On se dégoûte de tout parce qu’on a senti tout trop vivement.

« Il est bien peu de personnes qui sachent respecter une grande douleur, du moins si l’on en juge par l’indifférence ou même la joie qu’on témoigne devant celui qui l’éprouve.

« Il n’est pas bon que l’homme soit trop solitaire et qu’il se livre trop à sa pensée et à sa douleur. Il dévore alors son propre cœur, et il se tue ou devient fou.

« Il est bien peu de personnes qui sentent combien une véritable douleur doit durer long-temps. »

« Je lui ai entendu réciter ces vers :

« Il faut brûler quand de ses flots mouvans, etc. »

avec une expression parfaite.

« Auprès de cette femme céleste, je n’ai jamais formé un désir. J’étais pur comme elle. J’étais heureux de la voir, heureux de me sentir près d’elle. C’était l’espèce de bonheur que j’aurais goûté auprès d’un ange.

« Il fallait peu de chose pour procurer du bonheur à ce cœur si triste et si malade. Je me rappelle sa joie lorsqu’on lui procura à Fougères ce petit jardin