Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/816

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le laissez pas ignorer. — Eh bien ! je me suis enfin hasardé dans le salon de la rue du Luxembourg. Figurez-vous un corbeau, ou plutôt un butor qui aborde une hirondelle gracieuse et aérienne ; mais j’étais fort de ma conscience, j’avais l’article en poche[1], je me souciais fort peu d’être ridicule. D’ailleurs, le chrétien remplit ses trésors de toutes les déconvenues de l’amour-propre. J’ai donc fait de fort bonnes affaires chez Mme de Beaumont, et cependant, tout en changeant les illusions de terreur que j’apportais en sa présence en un véritable sentiment de reconnaissance pour ses bontés et ses manières engageantes, hélas ! je n’en ai joui qu’avec de tristes pressentimens. À mon avis, sa santé s’altère de plus en plus. Je crois les sources de la vie desséchées ; sa force n’est plus qu’irritation, et son esprit si plein de graces ressemble à cette flamme légère, à cette vapeur brillante qui s’exhale d’un bûcher prêt à s’éteindre[2]. Ce n’est pas sans une sorte d’effroi que j’envisage les fatigues du voyage qu’elle projette d’entreprendre au Mont-d’Or, d’où, je le conjecture, elle se rendra dans le département du Tibre. Mais, s’il faut s’en rapporter aux dernières lettres du cher et illustre Corbeau, croyez-vous bien qu’elle ira plutôt consoler un exilé, un désespéré, que jouir de la gloire d’un poète célébré partout et du crédit d’un secrétaire d’ambassade plus puissant qu’un prince de l’église ? Hélas ! oui. Dans les premiers jours de son arrivée, ce cher voyageur était sous le poids de la grandeur de Rome ; il ne pouvait suffire à la force de ses impressions et au tumulte de ses pensées. Il se passait dans son imagination comme un vent puissant qui fait courber les hautes forêts. Le pape l’avait accueilli avec une distinction particulière, avait été à sa rencontre, l’avait nommé son fils, son cher Ch., lui avait dit qu’il lisait son livre, et lui avait indiqué le volume et la page où il en était, etc. Et maintenant, je ne sais quel vent de découragement a soufflé, ou quel crocodile s’est réveillé au fond de son cœur ; mais il gémit sur les bords du Tibre, comme Ovide jadis sur les bords de la mer Caspienne ; il se croit abandonné de toute la terre au milieu de la gloire dont il la remplit tout entière ; il parle même de prendre un parti, et, voyez comme le ridicule se mêle quelquefois dans la conduite des grands hommes, parce qu’un M. Guillon veut écrire un voyage en Italie, il ne veut pas écrire le sien : ô siècle ! ô mémoire ! Je n’ai pas besoin de vous dire toutes les remontrances et tous les encouragemens que nous lui avons expédiés de Paris. — Pour moi, cher Corbeau, je compte toujours puiser aux sources modestes de mes montagnes de Bourgogne. Si je me croyais, j’aurais plus d’images, et de rêveries qu’il n’en faut pour remplir mon petit volume ; mais vous savez combien ces richesses d’imagination s’exagèrent lorsqu’elles sont vues de loin, et combien une plume et de l’encre font disparaître d’illusions de ce genre. Adieu, adieu ; si vous voulez m’aimer un peu, vous me ferez du bien. Pardon de ce griffonnage, je l’écris sur mes genoux au milieu de toutes sortes de distractions. Répondez-moi à Semur, à l’adresse convenue, et je vous répondrai d’une manière qui sentira mieux son solitaire.

Philibert.

  1. C’est cet article du Mercure (23 juillet 1803) que nous avons vu M. de Chateaubriand réclamer.
  2. « Mme de Beaumont avait l’air d’être composée d’élémens qui, tendaient à se désunir, à se fuir sans cesse. — Fi de la vie ! disait une fille de roi. Mme de Beaumont s’était prise à ce mot et l’avait trouvé admirable quand son père le lui cita. » (Chênedollé.)