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mon cher ami, que personne au monde ne vous aimera comme je vous aime, que personne ne vous sera fidèle comme moi, et que personne n’est plus affligé que moi de la nécessité qui nous sépare à présent pour quelques mois. Conservez-moi votre amitié et votre estime. Je vous embrasse les larmes aux yeux. — Vous savez que mon adresse est tout simplement à M. Ch., et puis le titre, — à Rome, — sans affranchir. »

La lettre suivante de M. Gueneau de Mussy trouve ici sa place entre celles de Chateaubriand, qu’elle explique. Elle nous fait entrer plus avant encore dans la familiarité gracieuse du salon de la rue Neuve du Luxembourg. Ces messieurs avaient tous de l’esprit ; celui de M. de Mussy, très réel, était un peu étudié, un peu prémédité. « La conversation de Gueneau, disait M. Joubert, est très fleurie, mais ses fleurs n’ont pas l’air de naître spontanément : elles ont l’air de ces fleurs de papier peint qu’on prend dans les boutiques. La nature n’a point fait ces roses. » Il disait encore, à propos des mots de Gueneau, qui étaient faits d’avance et ne sentaient pas l’inspiration : Il ne sert pas chaud. — La lettre qu’on va lire donne assez l’idée de ce ton fleuri et de cet esprit bien rédigé :


À M. de Chênedollé.

« Mardi, 2 août 1803.

« Croyez, cher Corbeau, que, sans de graves raisons, je n’aurais pas laissé un si long intervalle entre cette lettre et les promesses données à votre départ. Je suis encore à Paris où me retiennent une, fièvre et une jaunisse que mon frère a rapportées de la Bourgogne, et j’y suis le seul débris de la petite société (si toutefois je puis compter même pour un débris), et j’ai reçu les adieux de tous ceux que je devais précéder à la campagne. Au milieu de tous ces contre-temps et de ces fâcheuses distractions, vous m’avez toujours été présent, cher Corbeau, et j’ai regretté souvent nos promenades et votre conversation. Heureusement que mes privations ne sont point en pure perte, car on dit que votre santé se refait dans votre Normandie et que vous rajeunissez sous le chêne paternel. Il est question aussi d’une négociation[1] dont le succès tient à cœur à vos amis ; mais cette affaire en est venue au point qu’elle doit se terminer directement entre Michaud et vous, et je l’ai perdue de vue au moment où les médiateurs l’ont abandonnée, c’est-à-dire que j’en suis à la lettre écrite par Fontanes à Michaud au sujet des remontrances et des vils détails. Cette lettre donc a été écrite sous mes yeux, et je vous assure qu’elle ne pouvait être plus aimable, et que le sanglier[2] a dignement représenté votre délicatesse avec tous ses scrupules. Michaud a répondu le lendemain d’une manière un peu cérémonieuse et embarrassée, un peu plus en libraire qu’en homme de lettres ; quoi qu’il en soit, il a dit qu’il s’adresserait à vous directement, et j’ignore la suite ; de grace ne me

  1. Il s’agissait pour Chênedollé de faire les notes qui devaient se joindre à la traduction de l’Enéide par Delille. Ce petit travail l’aurait mis à même de se suffire quelque temps à Paris sans recourir à son père.
  2. Fontanes était ramassé et, avait quelque chose d’athlétique dans sa petite taille. Ses amis le comparaient en plaisantant au sanglier d’Érymanthe.