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« Chose singulière (écrit Chênedollé) ! pendant ces deux années que je passai avec lui, je ne fis presque rien :

Mon génie étonné tremblait devant le sien !

Il m’avait dompté. J’étais devenu l’esclave de sa pensée, et je n’avais conservé de puissance que pour l’admirer. — J’ai subi deux fois le joug et la tyrannie de deux esprits qui m’avaient d’abord terrassé, — de Rivarol et de Chateaubriand.

« Cependant (poursuit-il) tant d’idées nouvelles ne pouvaient tomber en moi sans y fermenter sourdement. Semblable à ces terres fortes qui, avant de porter des fruits ou des moissons, gardent long-temps les germes qui leur sont confiés, mon esprit se saturait en secret de tout ce qu’il devait s’approprier un jour. Ce fut Rivarol qui me suggéra l’idée de mon poème du Génie de l’Homme. Un soir, il rentrait chez lui, après avoir dîné chez le Juif Cappadoce[1] ; il était fort gai, et son imagination était montée sur un ton très élevé. Nous parlâmes poésie, et, dans un moment de verve, étant mécontent des vers de Voltaire et de Le Brun sur le système du monde, il s’écria : Voici ce qu’on aurait dû dire là-dessus. Et tout à coup il trouva quelques belles paroles sur le mouvement des astres et la grande économie des cieux. Ces images me frappèrent tellement que deux jours après je les rapportai en vers à Rivarol, qui en parut extrêmement content, et qui me dit qu’il fallait entreprendre le poème de la Nature, poème qui avait été manqué deux fois dans notre langue par Le Brun et Fontanes. Dès ce moment, l’ouvrage fut comme arrêté dans ma tête, et devint la principale occupation de ma pensée. »

Ces vers de Chênedollé doivent être ceux qui furent insérés alors dans le Spectateur du Nord[2] : ils ont depuis trouvé place dans le chant de l’Astronomie, presque au début du Génie de l’Homme ; mais, en les retouchant, le poète les a un peu gâtés et refroidis. J’aimais mieux ce premier jet :

Les orbes follement l’un sur l’autre entassés
Dans des cercles confus tournaient entrelacés ;
L’erreur en s’écartant de la loi des distances, etc.

[3].

  1. David Cappadoce. — On y dînait fort bien. Rivarol, qui ne faisait grace à aucun de ses amis, disait de lui : « Son existence se compose des alarmes de la santé et des témérités de la gourmandise ; il ne connaît de remords que ceux de son estomac. »
  2. Troisième numéro de l’année 1797 (mars), tome Ier, page 412. On y donnait à côté deux morceaux sur le même sujet, l’un tiré du poème sur l’Astronomie par Fontanes, l’autre tiré de la Henriade, chant VIIe.
  3. Et plus loin, quand Newton est venu

    Le silence renaît aux plaines de l’espace ;
    Vers un centre commun les astres emportés,
    De ce centre commun sans relâche écartés,
    Autour de leurs soleils, dans des bornes prescrites,
    Majestueusement décrivent leurs orbites.


    Les corrections de 1807 ont un peu amorti les effets : ce majestueusement a disparu.