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Du reste, c’est un barbare effroyable en fait de style ; c’est l’Attila de l’éloquence, et s’il y a dans ses gros livres quelques phrases bien faites, elles sont de Chamfort, de Cerutti ou de moi. »

« Trois heures, continue Chênedollé, s’écoulèrent dans ces curieux et piquans entretiens, et me parurent à peine quelques instans. Le soleil cependant avait disparu de l’horizon, et la nuit qui tombait nous avertit qu’il était temps de nous retirer.

« Nous primes donc congé de Rivarol qui, en nous quittant, nous dit quelques-uns de ces mots aimables qu’il savait si bien trouver, et nous fit promettre de revenir. Puis il me remit sa traduction du Dante, en me disant : « Lisez cela ! il y a là des études de style qui formeront le vôtre et qui vous mettront « des formes poétiques dans la tête. C’est une mine d’expressions où les jeunes « poètes peuvent puiser avec avantage. »

« Nous reprîmes la route de Hambourg, M. de La Tresne et moi, confondus, terrassés, éblouis par les miracles de cette parole presque fabuleuse. Le jour avait tout-à-fait disparu ; il faisait une de ces belles nuits si communes en cette saison dans les climats du nord, et qui ont un éclat et une pureté qu’on ne voit point ailleurs. Une lune d’automne brillait dans un ciel d’un bleu magnifique, et sa lumière, brisée en réseaux de diamant, étincelait dans les hautes cimes des vieux ormes qui bordent la route, en projetant devant nous de longues ombres. L’oreille et la tête encore pleines de la conversation de Rivarol, nous marchions silencieusement sous cette magique clarté, et le profond silence n’était interrompu que par ces exclamations répétées vingt fois : « Il faut convenir que Rivarol est un causeur bien extraordinaire ! » De tout ce soir-là, il nous fut impossible de trouver d’autres paroles. »

Si j’avais moins longuement cité, on n’aurait pas une idée aussi complète, ce me semble, de ce que fut réellement Rivarol, le grand improvisateur, le dieu de la conversation à cette fin d’un siècle où la conversation était le suprême plaisir et la suprême gloire. On n’avait qu’à le toucher sur un point, qu’à lui donner la note, et le merveilleux clavier répondait à l’instant par toute une sonate. Le récit qu’on vient de lire nous a rendu comme présentes ces qualités soudaines, mais l’admiration du narrateur n’a pu nous dissimuler les défauts. Lui-même, lorsqu’il est un peu revenu, il nous dit de cette verve étonnante de Rivarol qu’elle ressemble à un feu d’artifice tiré sur l’eau[1] brillante et froide ! C’est une illumination d’Armide. Un fonds de vanité et de frivolité perce en effet jusqu’à travers les couleurs et occupe la place du foyer véritable[2]. Son talent, comme Chênedollé l’a très-bien reconnu, manquait de probité[3]. Le mal de Rivarol est là. Ce sybarite qui était un esprit supérieur, après s’être amolli dans les délices de son temps,

  1. Le mot est primitivement de M. de Lauraguais.
  2. C’est ce qui le rend inférieur, par exemple, à Diderot et à Coleridge, ces deux autres puissans improvisateurs, qui avaient dans leur entrain chaleur et bonne foi.
  3. Et encore : « Rivarol fait aux idées des caresses de courtisane, et non d’honnête femme. » (Chênedollé.)