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sauvage, très ingénieux : et très animé, chez lequel toutes les idées se présentent en images. Le sauvage et le poète font le cerclèe ; l’un et l’autre ne parlent que par hiéroglyphes[1], avec cette différence que le poète tourne dans une orbite d’idées beaucoup plus étendue. — Et le voilà qui se met à développer ce texte avec une abondance d’idées, une richesse de vues si fines ou si profondes, un : luxe de métaphores si brillantes et si pittoresques, que c’était merveille de l’entendre.

« Il passa ensuite à une autre thèse qu’il posa ainsi : « L’art doit se donner un but qui recule sans cesse, et mettre l’infini entre lui et son modèle. » Cette nouvelle idée fut développée avec des prestiges d’élocution encore plus étonnans c’étaient vraiment des paroles de féerie. — Nous hasardâmes timidement, M. de La Tresne et moi, quelques objections qui furent réfutées avec le rapide dédain de la supériorité (Rivarol, dans la discussion, était cassant, emporté, un peu dur même). — « Point d’objections d’enfant, » nous répétait-il, et il continuait à développer son thème avec une profusion d’images toujours plus éblouissantes. Il passait tour à tour de l’abstraction à la métaphore, et revenait de la métaphore à l’abstraction avec une aisance et une dextérité inouies. Je n’avais pas d’idée d’une improvisation aussi agile, aussi svelte, aussi entraînante. J’étais tout oreille pour écouter ces paroles magiques qui tombaient en reflets pétillans comme des pierreries, et qui d’ailleurs étaient prononcées avec le son de voix le plus mélodieux et le plus pénétrant, l’organe le plus varié, le plus souple et le plus enchanteur. J’étais vraiment sous le charme, comme disait Diderot.

« Au sortir de table, nous fûmes nous asseoir dans le jardin, à l’ombre d’un petit bosquet formé de pins, de tilleuls et de sycomores panachés, dont les jeunes et hauts ombrages flottaient au-dessus de nous. Rivarol compara d’abord, en plaisantant, le lieu où nous étions aux jardins d’Acadème, où Platon se rendait avec ses disciples pour converser sur la philosophie. Et, à vrai dire, il y avait bien quelques points de ressemblance entre les deux scènes, qui pouvaient favoriser l’illusion. Les arbres qui nous couvraient, aussi beaux que les platanes d’Athènes, se faisaient remarquer par la vigueur et le luxe extraordinaire de leur végétation. Le soleil, qui s’inclinait déjà à l’occident, pénétrait jusqu’à nous malgré l’opulente épaisseur des ombrages, et son disque d’or et de feu, descendant comme un incendie derrière un vaste groupe de nuages, leur prétait des teintes si chaudes et si animées, qu’on eût pu se croire sous un ciel de la Grèce… Rivarol, après avoir admiré quelques instans ce radieux spectacle et nous avoir jeté à l’imagination deux ou trois de ces belles expressions poétiques qu’il semblait créer en se jouant, se remit à causer littérature.

« Il passa en revue presque tous les principaux personnages littéraires du XVIIIe siècle, et les jugea d’une manière âpre, tranchante et sévère. Il parla d’abord de Voltaire, contre lequel il poussait fort loin la jalousie ; il lui en voulait d’avoir su s’attribuer le monopole universel de l’esprit. C’était pour lui une sorte d’ennemi personnel. Il ne lui pardonnait pas d’être venu le premier et d’avoir pris sa place.

« Il lui refusait le talent de la grande, de la haute poésie, même de la poésie

  1. Chateaubriand semble avoir voulu justifier cette définition dans les Natchez où le poète et le sauvage ne font qu’un. Il semblerait que Rivarol eût vent de Chactas.