Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/790

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout ce qu’il y avait dans l’expression grecque. J’étais arrivé là par une sorte de sagacité, par cette prévision poétique qui devine sûrement les poètes. La langue grecque est la langue aux mille aspects, aux mille couleurs. C’est un prisme continuel. Chaque mot de cette poésie rayonne et jette sur la pensée un arc-en-ciel[1]. »

Mais pour lui comme pour Alfieri, comme pour d’autres, qu’il eût été bon que ces sources excellentes se fussent infiltrées avec facilité dans le talent dès l’adolescence !

Cependant la révolution suivait son cours. Le jeune Chênedollé, trop poète pour ne pas être prompt à la voix de ce qui lui semblait l’honneur, partit pour l’émigration en septembre 91 ; il fit deux campagnes dans l’armée des princes, séjourna en Hollande pendant les années 93 et 94. La nuit du 21 janvier 95, qu’il passa sur la mer glacée en fuyant l’armée française victorieuse, fut pour lui terrible et pleine de sensations extraordinaires. Il se rendit bientôt à Hambourg, où il rencontra Rivarol. Ce fut la grande aventure intellectuelle de sa jeunesse.


II. — RELATIONS AVEC RIVAROL.

On a beaucoup écrit sur Rivarol[2], mais on ne le connaît tout-à-fait par ses côtés supérieurs que quand on a entendu Chênedollé. Celui-ci a fort contribué à la publication des Œuvres complètes et au petit livre intitulé Esprit de Rivarol, qui fut dicté en deux ou trois soirées chez Fayolle. Je retrouve dans les papiers de Chênedollé la plupart de ces bons mots et de ces pensées déjà connues, mais dans leur vrai lieu, dans leur courant et à leur source. On en jugera tout d’abord par le récit de ma première Visite à Rivarol, que je donnerai ici, sans rien retrancher à la naïveté d’admiration qui y respire. Les générations capables de tels enthousiasmes littéraires sont déjà loin, et celles qui succèdent s’enflamment aujourd’hui pour de tout autres choses : y gagnent-elles beaucoup en élévation morale et en bonheur ?

 Rivarol avait vu mes notes, il aurait dit : Mais
il n’a pas été trop ingrat ! » (Chênedollé.)

« Rivarol venait d’arriver de Londres à Hambourg, où je me trouvais alors. J’avais tant entendu vanter son esprit et le charme irrésistible de sa conversation par quelques personnes avec lesquelles je vivais, que je brûlais du désir de

  1. Et sur la même page je trouve cités, deux lignes plus bas, comme se rattachant naturellement aux idées d’érudition et de goût, les noms aimés de Mablin et de Boissonade.
  2. Je recommande à ceux qui se soucient encore de ces doux riens deux articles sur Rivarol insérés dans le Mercure vers le temps de sa mort, l’un du 5 floréal an X, de Flins, l’autre du 28 messidor an X, de Gueneau de Mussy : le premier est spirituel ; dans le second, plus approfondi, l’influence de Chênedollé se fait sentir.