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— Reconnaissez-vous le comte de Barge, colonel piémontais ?

— Non, je ne connais pas ce nom-là dans l’armée.

— Regardez bien.

Le bersagliere s’approche, regarde fixement le voyageur, et reste interdit. Le comte lui fait un signe du regard.

— Ah ! oui, certes, je le reconnais bien, monsieur le comte de Barge, s’écrie le bersagliere ; parbleu ! il était près du roi pendant toute la bataille.

Le comte lui fait un geste de la main, le bersagliere s’éloigne, et le voyageur, s’avançant vers la porte, dit à l’officier

— Je suppose, monsieur, que rien ne s’oppose plus à mon départ ?

— Pardon, colonel ; mais M. le général de Thurm me charge de vous prier de prendre une tasse de thé avec lui.

Le comte accepte, entre chez le général, qui, après des excuses polies sur les rigueurs auxquelles la guerre le condamne, entame la conversation : on parle de la bataille ; le comte rappelle tout ce qui s’est fait dans le camp piémontais ; le général raconte tout ce qui s’est passé du côté des Autrichiens, puis ajoute :

— Pardonnez-moi, monsieur le comte ; mais je m’étonne qu’un homme aussi distingué que vous me semblez l’être soit si peu avancé dans l’armée.

— Que voulez-vous ? je n’ai jamais été heureux ; je n’ai pu réussir. Aussi, après la bataille, voyant la carrière militaire désormais sans avenir pour moi, j’ai donné ma démission du grade que j’occupais.

La conversation se prolonge quelque temps sur ce ton, puis le comte de Barge prend congé du général autrichien, qui le reconduit jusqu’à sa voiture. En remontant l’escalier, le général de Thurm, s’adressant à ses aides-de-camp, leur dit :

— Le comte de Barge est vraiment un homme entraînant par son esprit et ses bonnes manières. Je ne l’aurais pas cru un militaire ; il me faisait plutôt l’effet d’un diplomate. Qu’en dites-vous ?

— Nous sommes de votre avis, général ; mais voici le bersagliere, il pourra peut-être nous dire l’emploi qu’occupait ce colonel à la cour de Turin. Eh ! l’ami, quel est ce comte de Barge qui vient de nous quitter ?

— Le comte de Barge, messieurs, est le roi Charles-Albert.

— Le roi !

— Messieurs, reprend le comte de Thurm après quelques instans de silence, Dieu protège l’Autriche ! Que n’eût pas dit le monde si, par une fatale méprise, la batterie eût fait feu sur cette voiture et que ce malheureux prince eût été frappé, comme cela paraissait inévitable ! On aurait dit qu’ennemis aussi implacables que perfides, nous avions assassiné le roi Charles-Albert dans un lâche guet-apens. Remercions