Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans les cabinets étrangers cette influence suprême qu’il conserva jusqu’à sa mort. Quoi qu’en dise M. Lefebvre, les admirateurs, les partisans de Napoléon et tous ceux dont la fortune dépendait de la stabilité de l’empire, ne furent ni surpris, ni inquiets le jour où M. de Talleyrand se retira ostensiblement des affaires, car depuis quelque temps il n’y figurait que pour mémoire. Napoléon et M. de Talleyrand n’éprouvaient pas une confiance très sérieuse l’un pour l’autre, et ce sont là de fâcheuses conditions entre souverain et ministre pour faire marcher de grandes choses. Napoléon, qui ne disait guère tous ses projets, les communiquait rarement à M. de Talleyrand, et le ministre usait encore plus souvent de sa perspicacité pour deviner son maître que pour pénétrer les desseins des cabinets avec lesquels on avait à traiter. M. de Talleyrand, et M. Lefebvre l’a très bien remarqué, n’a empêché aucune faute, n’a fait prévaloir aucune idée durable et féconde ; il n’a pas laissé la moindre trace d’un effort courageux et sincère pour maîtriser l’ambition impériale et fonder en Europe un état de choses régulier sur les bases du respect des droits anciens et de l’équité. M. Lefebvre pouvait ajouter que M. de Talleyrand était trop sous le joug de son ambition personnelle, ambition bien vulgaire près de celle de Napoléon, pour concevoir de telles pensées. Se bornant à flatter l’empereur lorsque celui-ci jugeait à propos de s’ouvrir ou éprouvait le besoin de consulter, à le deviner, comme j’ai dit, pour faire précéder la pensée impériale de son approbation anticipée, fonction plus digne du chambellan que du ministre, il se réservait de contrecarrer sourdement ces desseins, s’ils lui semblaient de nature à compromettre son avenir ou troubler sa quiétude. C’est ainsi qu’à Tilsitt, l’empereur Alexandre recueillait par un de ces intermédiaires féminins, toujours semés sur la route de la politique russe, et en réalité de M. de Talleyrand, quelques-unes des idées politiques que Napoléon discutait le matin, dans le cabinet, avec son ministre des affaires étrangères. À Dieu ne plaise que j’admette, sur la foi de quelques ennemis de la mémoire de M. de Talleyrand, que de semblables révélations eurent lieu de sa part, lorsque l’allié chaleureux eut fait place à l’adversaire déclaré : je n’entends nullement faire le triste office d’accusateur ; mais je tenais à dire, en passant, qu’en acceptant M. de Champagny au lieu de M. de Talleyrand, Napoléon n’avait rien ou peu perdu, et qu’il n’avait pas changé, en réalité, de ministre des affaires étrangères ; car le ministre, c’était lui, Napoléon.

M. de Talleyrand jouait, dans son ministère même, le rôle d’un ambassadeur à Paris, gagnant, épiant, flattant, conciliant les hommes opposés, cherchant à plaire au maître, usant au profit des affaires, mais dans certaines limites, de sa parfaite connaissance du monde et du personnel diplomatique, de la considération qui s’attachait à lui-