Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chaloupe à la remorque du brigantin, soupent paisiblement sur le pont. Cependant au-dessus de leur tête, dans les haubans, un bruit se fait entendre. Un homme et une femme, tous deux indigènes des îles de la Polynésie, se sont réfugiés dans les agrès à l’approche des étrangers. L’un est Sancoah, l’autre sa femme, terrible amazone ; après un combat où l’équipage entier a péri, ces sauvages ont lancé le brigantin à la mer pour échapper au carnage, et, jetant les cadavres dans l’Océan, ils sont restés maîtres du brigantin. Sancoah le Polynésien a perdu un bras dans la mêlée. On s’entend. Melville, secondé par cet équipage d’étrange fabrique, prend le commandement de l’embarcation, et le brigantin finit par entrer dans ces archipels verdoyans et ces lagunes transparentes, pour lesquels, depuis son dernier séjour parmi les Taïpies, M. Melville semble avoir une prédilection marquée.

Toute cette première partie du livre, sauf le besoin sans cesse manifesté par l’auteur d’être éloquent, ingénieux et original, est charmante et pleine de vie. Il y a beaucoup d’intérêt et de vigueur dans les scènes maritimes, telles que la peinture du calme et de l’orage et surtout la prise du brigantin abandonné. Vous croyez commencer un récit d’aventures vraisemblables ou vraies… Nullement. À peine l’auteur est-il entré avec son brigantin dans ces lagunes délicieuses où le printemps est éternel et la nuit lumineuse comme le jour, il renonce à la réalité ; la féerie et le somnambulisme commencent.

Voici une barque double, portant à l’une de ses deux proues un dais chargé de fleurs et d’étoffes précieuses, et conduite par douze Polynésiens qui semblent obéir à un vieillard à barbe blanche, chargé d’ornemens. Jarl, Melville et les deux indigènes s’embarquent sur leur chaloupe pour aller à la rencontre des étrangers. Un combat suit cette rencontre ; le prêtre qui attaque avec fureur Melville et ses amis est frappé à mort ; ses acolytes fuient, et une jeune fille, qui était restée cachée sous le dais, blanche comme une Européenne, transparente comme la nacre, aux yeux bleus comme la fleur de l’iris, devient la conquête des ravisseurs. C’est une tulla ou fille blanche, comme ces régions en voient naître quelques-unes ; elle se nomme Aylla ; le prêtre la conduisait en grande cérémonie dans l’île sacrée où elle devait être sacrifiée au dieu du mal. Melville, bien entendu, devient fort épris d’Aylla, qui n’a pour elle que sa beauté ; on ne peut imaginer d’héroïne plus insignifiante et de divinité plus fastidieuse.

Autant que le somnambulisme éveillé de cette partie du livre permet de deviner les intentions de l’auteur américain, Aylla doit représenter le « bonheur humain » sacrifié par les prêtres. M. Melville garde une vieille dent au sacerdoce, et, depuis que les missionnaires du New-York Evangelist lui ont reproché son irrévérence, ce mécontentement paraît s’être envenimé.