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insupportable examen, je perdis patience et je tâchai de m’y soustraire ou du moins d’opérer une diversion en donnant du tabac au chef sauvage, que j’espérais me concilier ainsi. Je déboutonnai ma veste et je tirai de ma poche de côté un paquet de tabac que j’allai lui offrir. Il repoussa d’un geste calme le présent que je voulais lui faire, et, sans prononcer une parole, il me fit signe de retourner à ma place. Dans mes rapports antérieurs avec les indigènes de Noukahiva et de Tior, jamais l’offre d’un peu de tabac n’avait manqué son coup. Devais-je considérer le refus du chef comme une déclaration de guerre ? Était-il Happar ou Taïpie ? Enfin ses lèvres long-temps muettes et fermées s’ouvrirent, et ce fut précisément cette question que le sauvage m’adressa :

« — Taïpie ou Happar ?

« Je me tournai du côté de Toby, sur la figure duquel une torche indigène projetait sa lueur rouge, et que je vis pâlir et trembler à cette fatale question. Après une pause de quelques secondes, je répondis au hasard et cédant à je ne sais quelle impulsion secrète :

« Taïpie !

« La statue de bronze baissa la tête en signe d’approbation et reprit du même ton interrogatif :

« — Mortarkie ?

«  Je répétai : Taïpie mortarkie ! Un long cri de joie salua cette réponse ; une foule de bruns et nus personnages se mirent à danser autour de moi ; on battit des mains, et la forêt retentit mille fois de ces mots magiques : Taïpie, Mortarkie ! qui avaient tout arrangé. »


Le mouvement et l’intérêt dramatiques, la rapidité colorée et animée, distinguent éminemment ces pages, d’ailleurs pleines de vie, qualité fondamentale sans laquelle toute production littéraire est non avenue. C’est cette qualité de vie dont l’absence relègue certaines œuvres, telles que les tragédies italiennes et anglaises de nos jours, érudites d’ailleurs et excellentes, dans le cabinet des antiques. C’est ce don magique, reconnaissable à des signes certains chez des écrivains irréguliers tels que Montaigne, ou même incomplets et bizarres tels que Webster, Marlowe et les dramaturges contemporains de Shakspeare, qui perpétue la fraîcheur et la force de leurs œuvres. M. Melville, qui possède ce don et auquel il est difficile de ne pas s’intéresser, continue à nous raconter son odyssée


« Étendus sur nos nattes, nous tînmes ensuite une espèce de réception solennelle, et nous donnâmes audience à des groupes successifs d’indigènes qui venaient l’un après l’autre nous décliner leurs noms ; nous leur disions les nôtres et ils se retiraient de très bonne humeur. Comme on riait beaucoup pendant la cérémonie et que les éclats de gaieté recommençaient à chaque nouvelle désignation que les nouveaux venus s’attribuaient, je ne puis m’empêcher de croire qu’il s’agissait d’une petite comédie jouée à nos dépens, et que chacun des présentés amusait la compagnie en s’affublant de titres baroques et de qualifications extraordinaires qui causaient l’hilarité des auditeurs et dont le sens nous était inconnu. Tout ceci dura près d’une heure. La foule ayant un peu diminué