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nous révéler le bien ou le mal des doctrines sociales. Oui, dans le monde matériel, l’expérience seule est souveraine ; elle dit seule de quelle manière certains corps s’accordent, se combinent ensemble et font certains composés ; mais, dans le monde moral, la raison décide, sans avoir besoin d’attendre les lents et douloureux effets de l’expérience. Où en serions-nous, si chaque idée fausse avait dû être éprouvée par l’humanité au prix du sang et du malheur, et si, pour reconnaître les fous, il avait toujours fallu attendre les sinistres résultats de leurs égaremens ? L’humanité a payé le prix de beaucoup de folles croyances qu’elle a eues, mais il y a eu encore plus de folles idées que de folles croyances. Tous les prophètes n’ont pas été crus sur parole ; toutes les fausses religions n’ont pas été mises à l’essai, et le bon sens public a dispensé le monde de faire les frais de beaucoup de chimères.

À prendre rigoureusement l’idée de M. Considérant, la discussion deviendrait chose inutile ; l’expérience la remplacerait en tout et pour tout. On propose une mauvaise loi : ne la discutez pas, ne l’examinez pas ; faites mieux : essayez-la. La seconde chose que M. Considérant oublie, c’est que les doctrines qui sont bonnes font toutes seules leur chemin dans ce monde et n’ont pas besoin qu’on leur tende la main. Elles grandissent par la force et par la vie qui sont en elles, sans qu’il faille les mettre en serre chaude. Et voyez l’étrange conduite de nos réformateurs ! Ils méprisent fort la société moderne ; ils font fi de ses lois, de ses formes, de ses institutions, et ils promettent de changer et de renouveler tout cela ; mais ils empruntent je ne sais combien de choses à cette société imparfaite : ils lui empruntent d’abord son argent ; ils ne peuvent pas se passer du budget et de son appui. Tout est mal dans la société et dans l’administration ; mais, sans l’appui de ce mal, ils ne peuvent pas faire le bien. Il faut que la société leur fournisse tout ce qu’il faut pour la détruire. Ils ne peuvent la tuer que si elle commence elle-même par se suicider. Ils le lui demandent donc d’un air naïf et convaincu qui touche beaucoup de braves gens.

En faisant sa proposition ces jours derniers, M. Considérant s’est trompé de temps. Il fallait la faire quand L’assemblée était encore jeune et ardente, quand elle croyait encore que le monde pouvait être régénéré en un tour de main ; il fallait la faire surtout quand il semblait convenu qu’il fallait chercher le gouvernement en dehors des conditions ordinaires des gouvernemens, Alors le phalanstère, quoiqu’un peu vieux déjà et quoiqu’un peu trop connu, eût pu réussir : il se serait trouvé des gens pour le laisser passer à titre d’essai, à l’aide du pourquoi pas ? qui semblait devenu la devise des hommes d’état et des législateurs du temps. Mais, aujourd’hui que le bon sens public a repris son empire, aujourd’hui que nous sommes tous décidés à reprendre la vieille habitude de marcher la tête en haut et les pieds, en bas, chose dont nous avions paru douter pendant quelque temps comme d’un préjugé, que venait faire la proposition de M. Considérant ? C’était un anachronisme.

La ferme décision de s’en tenir aux conditions ordinaires des gouvernemens humains, voilà ce qui fait la force des ministres et du président. Point d’illusions, point de vaines théories ; le goût de l’ordre et, comme le dit fort bien la lettre adressée par le président de la république à son cousin Napoléon Bonaparte, « à chaque jour sa tâche : la sécurité d’abord, ensuite les ; améliorations. » Cette lettre, quoiqu’elle soit toute privée, est un acte de gouvernement, et elle