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Parlerai-je de la manière dont elle récite la fable des Deux Pigeons ? Malgré le charme qu’elle a su mettre dans quelques vers de cette fable, La Fontaine, je crois, s’étonnerait fort, en l’écoutant, de l’accent pathétique prêté au plus tendre des deux pigeons. Mlle Rachel, sous les traits d’Adrienne, s’est-elle montrée plus tendre, plus naïve, que sous les traits de Monime ou d’Esther ? Il y a dix ans, à l’époque de ses débuts, l’accent de la tendresse semblait refusé à ses lèvres ; a-t-elle trouvé aujourd’hui l’accent qu’elle ignorait il y a dix ans ? Au troisième acte elle n’a qu’un mot à dire, et le dit très bien ; mais ce mot si bien dit serait-il d’aventure tout un monde nouveau ? Le triomphe de Mlle Rachel n’est-il pas tout entier dans le quatrième acte ? Et ce quatrième acte si vanté, si applaudi, que nous apprend-il d’imprévu, d’inattendu ? Le sens prêté aux paroles de Phèdre par Adrienne Lecouvreur peut-il d’ailleurs être avoué par le goût ? Est-il permis de détourner ainsi au profit d’une application personnelle le sens légitime d’un morceau gravé dans toutes les mémoires ? Est-ce le cinquième acte qu’on voudrait nous donner pour une révélation ? Peut-être Mlle Rachel eût-elle trouvé pour l’expression du désespoir des accens d’une puissance, d’une vérité toute nouvelle, si les paroles placées dans sa bouche eussent été elles-mêmes empreintes de puissance et de nouveauté ; mais la confusion d’Oreste et de Maurice, d’Adrienne et d’Hermione, ne permettait pas à Mlle Rachel de se renouveler. Elle s’est souvenue d’elle-même et ne pouvait faire autre chose.

Mlle Rachel dit-elle la prose aussi bien que les vers ? Sa voix a-t-elle toute la souplesse, toute la simplicité, toute la naïveté dont les vers se passent quelquefois et dont la prose ne peut jamais se passer ? Il nous faudrait, pour résoudre ces questions, une pièce autrement faite, autrement écrite qu’Adrienne Lecouvreur. Dans la prose que nous avons entendue il y a quinze jours, comme dans les vers que nous entendons depuis dix ans ; nous avons trouvé toutes les fautes de prosodie auxquelles Mlle Rachel se laisse aller habituellement, et que personne ne songe à relever, comme si la vérité ne pouvait arriver jusqu’à elle. Mon d’sir, mon cœûr, mon honneûr, hélas ! n’en déplaise à Mlle Rachel, sont des mots qui n’ont jamais fait partie de notre langue. Les petites bourgeoises se résignent à dire : mon désir, mon cœur, mon honneur, hélas ! et la langue ne s’en trouve pas plus mal. Après Adrienne Lecouvreur, Mlle Rachel reste pour moi ce qu’elle était. Elle dit très habilement toutes les paroles qui expriment les passions violentes, la colère, la jalousie, la haine. Jusqu’ici, la tendresse ne semble pas faite pour ses lèvres, et je persisterai dans ma conviction jusqu’à preuve du contraire. Quant aux fautes de prosodie que j’ai signalées et qui blessent toutes les oreilles délicates, j’espère qu’elle voudra bien y renoncer.


GUSTAVE PLANCHE.